JOSEP BORRELL
BRUXELLES — Une boussole aide à trouver son chemin, et la “boussole stratégique” que j’ai rédigée à la demande du Conseil européen servira de guide opérationnel pour l’Union européenne en matière de sécurité et de défense. Elle a été adressée aux ministres des affaires étrangères et de la défense de l’Union européenne qui en discuteront la semaine prochaine.
La boussole est conçue pour répondre à trois questions : Quels sont les défis et les menaces auxquels nous sommes confrontés ? Comment pouvons-nous mieux mettre en commun nos ressources et les gérer efficacement ? Et quelle est la meilleure façon de projeter l’influence de l’Europe en tant qu’acteur régional et mondial ?
Notre analyse des menaces globales montre clairement que l’Europe est en danger. L’UE risque ce que j’ai appelé un “rétrécissement stratégique”. Cela peut être perçu de trois points de vue. Premièrement, notre portée économique est de plus en plus circonscrite. Il y a trente ans, l’UE représentait un quart de la richesse mondiale ; dans vingt ans, elle en représentera à peine plus de 10 %. Notre démographie évolue de la même manière : à la fin de ce siècle, l’Europe représentera moins de 5 % de la population mondiale.
Plus fondamentalement, certains de nos concurrents défendent des valeurs très différentes des nôtres, ce qui constitue une menace pour notre pouvoir normatif. L’UE doit intégrer ce fait dans ses politiques : la concurrence pour les normes mondiales se joue désormais dans la course à la maîtrise de l’intelligence artificielle, du cloud, des semi-conducteurs et des biotechnologies.
Deuxièmement, le théâtre stratégique de l’UE est de plus en plus contesté, en raison des défis lancés par de nouveaux acteurs ambitieux, des démonstrations de force militaire et des stratégies de déstabilisation faisant appel à la cyberguerre et à la désinformation. L’époque où la paix et la guerre constituaient deux états clairement distincts est révolue. Nous sommes et serons de plus en plus confrontés à des situations hybrides qui nécessitent un large éventail de moyens défensifs.
Enfin, la sphère politique de l’UE est réduite et nos valeurs libérales sont de plus en plus contestées. Dans la “bataille des récits”, l’idée que les valeurs universelles ne sont en fait que des constructions occidentales gagne du terrain. L’hypothèse traditionnelle selon laquelle la prospérité économique conduirait nécessairement au développement démocratique a été réfutée.
En naviguant dans cet environnement stratégique de plus en plus compétitif, l’UE doit devenir un fournisseur de sécurité pour ses citoyens qui protège nos valeurs et nos intérêts. Mais pour ce faire, elle devra agir plus rapidement et de manière plus décisive dans la gestion des crises. Cela implique d’anticiper des menaces qui évoluent rapidement et de protéger ses citoyens contre elles, d’investir dans les capacités et les technologies nécessaires et de coopérer avec ses partenaires pour atteindre des objectifs communs.
De telles mesures augmenteront notre capacité à dissuader les attaques et à y réagir si elles se produisent. La principale valeur de la force militaire n’est pas qu’elle nous permet de résoudre des problèmes, mais qu’elle peut contribuer à empêcher que des problèmes soient résolus à notre détriment. C’est pourquoi la boussole stratégique propose de doter l’UE d’une capacité de l’UE à déployer rapidement des forces dans tout le spectre des actions envisagées par les traités de l’UE.
Les tentatives passées de déploiement rapide de forces de l’UE n’ont connu qu’un succès limité. Mais la boussole stratégique vise à rendre ces déploiements plus facilement opérationnels et efficaces de trois manières. Premièrement, il s’agirait d’une approche modulaire, dont la composition serait définie par des scénarios concrets et renforcée par un entraînement conjoint, plutôt que d’être prépositionnée comme une force permanente.
Deuxièmement, des directives claires stipuleraient que c’est la mission qui détermine le type et la taille de la force, et non l’inverse. Et, troisièmement, nous intensifierions nos efforts pour surmonter les diverses lacunes qui entravent depuis longtemps nos capacités opérationnelles, avec des actions claires qui devraient être prioritaires.
Tout cela nécessitera à la fois de la légitimité et de la flexibilité. Qui décide, et comment mettre en œuvre les décisions ?
Sans remettre en cause le principe de l’unanimité, il est possible d’agir de manière créative en activant certaines dispositions comme l’abstention constructive ou l’article 44 qui permet la création de coalitions approuvées par le Conseil. Il faut avant tout une volonté politique (sans laquelle rien n’est possible) et une efficacité opérationnelle (sans laquelle tout est inutile).
Mais l’UE ne doit bien sûr pas limiter ses actions au déploiement de forces militaires. La boussole stratégique met également l’accent sur la cyber sécurité, la sécurité maritime et la sécurité spatiale. Pour anticiper les menaces, elle propose de renforcer les capacités de renseignement et d’élargir la gamme d’outils permettant de contrer les attaques hybrides et les cyberattaques, ainsi que la désinformation et l’ingérence étrangères. Elle fixe également des objectifs d’investissement pour doter nos forces armées des capacités et des technologies innovantes nécessaires, combler nos lacunes stratégiques et réduire nos dépendances technologiques et industrielles.
Enfin, permettez-moi de souligner que cet effort ne contredit en rien l’engagement de l’Europe envers l’OTAN, qui reste au cœur de notre défense du territoire européen. Cet engagement ne doit pas nous empêcher de développer nos propres capacités et de mener des opérations indépendantes dans notre voisinage et au-delà, en particulier à un moment où l’attention des décideurs politiques américains est concentrée ailleurs (notamment dans la région indo-pacifique). La responsabilité stratégique européenne est le meilleur moyen de renforcer la solidarité transatlantique. Ce concept est au cœur du nouveau dialogue sur la sécurité et la défense entre les États-Unis et l’UE.
Mais tous les Européens doivent comprendre que la boussole stratégique n’est pas une baguette magique. C’est aux États membres de l’UE qu’il appartient de déterminer si les changements géopolitiques d’aujourd’hui ne seront qu’un nouvel appel à un réveil non entendu et si le débat renouvelé sur la défense européenne ne sera qu’un nouveau faux départ. La boussole stratégique est l’occasion d’assumer directement nos responsabilités en matière de sécurité, devant les citoyens européens et le reste du monde.
Josep Borrell, High Representative of the European Union for Foreign Affairs and Security Policy, is Vice President of the European Commission for a Stronger Europe in the World.