JOSCHKA FISCHER
BERLIN — La Seconde guerre mondiale, ainsi que la période de décolonisation qui l’a suivie, ont mis fin à la domination mondiale, longue de plusieurs siècles, des grandes puissances européennes. Après 1945, aucune des deux grandes puissances mondiales – les États-Unis et l’Union soviétique – n’était européenne et une pléthore d’États nations ayant récemment accédés à l’indépendance firent leur apparition sur la scène mondiale.
A la suite des victoires remportées dans le Pacifique et en Europe, seuls les États-Unis étaient en mesure de fournir aux pays occidentaux, toujours prééminents, un ordre mondial politique et économique, assorti d’une protection militaire et de mesures de coopération politique et de libre échange, tandis que le reste du monde occidental cherchait à surmonter les tendances nationalistes et protectionnistes.
Les États-Unis ont également mis sur pied des institutions internationales fondées sur des règles. En Europe, ce cadre multilatéral a peu à peu évolué pour donner naissance à un nouveau système étatique européen (occidental) : l’Union européenne actuelle. Après la dislocation de l’URSS peu après Noël 1991, les Etats-Unis devinrent la seule superpuissance mondiale – et outrepassèrent rapidement leurs prérogatives. Ce «moment unipolaire» pris fin avec l’aberrante invasion, par une armée coalisée sous commandement américain, de l’Irak en 2003 – un pays dont les États-Unis cherchent à s’extirper depuis plus d’une décennie.
Un ordre mondial ne peut toutefois pas exister en vase clos parce que d’autres puissances s’empresseront de le remplir. C’est ainsi que la Chine, la nouvelle puissance émergente, cherche à s’imposer sur la scène mondiale, tout comme la Russie, la deuxième puissance nucléaire après les États-Unis, qui se renforce militairement dans plusieurs points du globe. L’ordre mondial actuel n’est plus défini par une ou deux superpuissances, pas plus qu’il n’est basé sur le multilatéralisme – ou sur tout autre cadre conçu pour équilibrer des intérêts divergents et contenir, prévenir ou résoudre les conflits.
L’élection du président américain Donald Trump marque le début du renoncement délibéré des États-Unis à l’ordre mondial qu’ils ont contribué à construire. Sous sa présidence, ils ont intentionnellement cherché à détruire des institutions d’après-guerre, comme l’Organisation mondiale du commerce, tout en remettant ouvertement en question des alliances internationales ayant fait leurs preuves, notamment l’OTAN. La Pax Americana multilatérale de l’époque de la guerre froide a fait place au retour d’un monde dans lequel certains pays font valoir leurs intérêts nationaux aux dépens d’autres nations plus faibles, parfois au moyen de pressions économiques ou diplomatiques, et parfois, comme dans le cas des actions de la Russie en Ukraine orientale, au moyen d’un recours à la force armée.
L’Europe ne peut pas se permettre de simplement éluder ou ignorer les conséquences de ce changement radical dans les affaires internationales. Si l’Union européenne est puissante du point de vue économique, technologique et commercial, elle n’est pas en soi une grande puissance, parce qu’elle n’a pas la volonté politique homogène et les capacités militaires qui sous-tendent un véritable pouvoir géopolitique et qu’elle en est venue à tenir pour acquises nombre de ses propres traditions. En tant qu’entité supranationale composée de 27 États membres, elle est précisément le produit d’un ordre multilatéral aujourd’hui sur son déclin.
Ce revirement historique, d’un multilatéralisme fondé sur des règles à un système instable de rivalité entre grandes puissances, est malheureusement incompatible avec la capacité à relever le nombre croissant de défis mondiaux, celui du changement climatique en particulier. Empêcher un réchauffement planétaire catastrophique implique une action collective de la part d’une communauté internationale regroupant la grande majorité des pays et surtout pas un retour à un ordre mondial basé sur la concurrence entre les États.
Fort heureusement, l’UE occupe déjà une position de premier plan en ce qui concerne l’atténuation du changement climatique, tant sur le plan technologique que réglementaire. Sa tâche est aujourd’hui de maintenir et de développer cette avance, non seulement pour le bien de la planète, mais aussi pour ses propres intérêts économiques. Après tout, le retrait des États-Unis oblige l’Europe à devenir une puissance à part entière. Sinon, elle deviendra dépendante et un simple instrument d’autres puissances.
Dans une perspective géopolitique, le trumpisme, l’émergence de la Chine et les aspirations révisionnistes du Kremlin – qui prennent la forme d’agressions militaires en raison de l’affaiblissement de la base économique de la Russie – ne laissent plus d’autre choix aux Européens que viser le statut de puissance mondiale. Les innovations technologiques actuelles renforcent d’autant plus cet impératif. La transformation numérique, l’intelligence artificielle, les métadonnées et (éventuellement) l’informatique quantique détermineront à quoi ressemblera le monde de demain – et qui le dirigera.
La révolution numérique est fondamentalement une question d’ordre politique et non technologique. La liberté des individus et de sociétés entières est en jeu. Dans un avenir dominé par le numérique, les libertés politiques qui sous-tendent la civilisation occidentale dépendront de plus en plus des questions liées à la propriété des données. Les données européennes appartiendront-elles aux entreprises de la Silicon Valley ou de la Chine, ou seront-elles soumises au contrôle souverain des Européens eux-mêmes ? À mon avis, cette question sera cruciale pour établir le cadre de référence de l’Europe en tant que grande puissance dans les années et les décennies à venir.
Les Européens débattent depuis longtemps de questions constitutionnelles telles que le niveau d’intégration ou de confédération (Staatenverbund) souhaité pour l’UE. Mais le temps de ces discussions est révolu, du moins pour l’instant. La transformation politique en cours est imposée à la fois aux intégrationnistes et aux intergouvernementalistes. Le défi consiste maintenant à transformer l’Europe en une grande puissance avant qu’elle ne soit écrasée par des forces technologiques et géopolitiques plus importantes.
L’Europe ne peut pas se permettre de prendre du retard au plan technologique ou en termes de pouvoir géopolitique. Il est de sa responsabilité de montrer au reste du monde la voie à suivre en matière de lutte contre le changement climatique, qui impliquera des innovations tant technologiques que réglementaires. Dans un monde qui succombe rapidement à des rivalités à somme nulle, devenir une grande puissance dans le domaine de la politique climatique doit être la priorité absolue de l’Europe.
Joschka Fischer was German Foreign Minister and Vice Chancellor from 1998-2005, a term marked by Germany’s strong support for NATO’s intervention in Kosovo in 1999, followed by its opposition to the war in Iraq. Fischer entered electoral politics after participating in the anti-establishment protests of the 1960s and 1970s, and played a key role in founding Germany’s Green Party, which he led for almost two decades.