JOSCHKA FISCHER
BERLIN — Bien que l’Union européenne et la Russie fassent partie de la même masse continentale, elles n’ont pas tant de choses en commun. En fait, les Russes n’ont pas encore décidé de l’endroit où leur pays se situe dans le monde. La majeure partie de son territoire est en Asie, mais plus de 70 % de sa population vit à l’Ouest de l’Oural. Les Russes n’ont aucun intérêt à s’associer à l’Asie de l’Est ou au Sud musulman, de sorte que leur seul choix consiste à faire cavalier seul ou à s’orienter vers l’Europe.
- Mais faire cavalier seul est un choix risqué. La Russie est un colosse doté de l’arme nucléaire, mais connaît un déclin démographique, économique et technologique. Le pays vit encore de l’exportation de combustibles fossiles et d’autres produits de base, ce qui est à peine suffisant pour assurer le statut de superpuissance au XXIe siècle. Elle risque de plus en plus de devenir un partenaire mineur de la Chine.
Son seul autre choix possible, c’est l’Europe. Mais les deux parties prenantes restent prisonnières de leur histoire respective. Le souvenir de l’oppression sous les tsars et les soviétiques reste vivace en Europe centrale et orientale, notamment en Pologne et dans les pays baltes. L’annexion de la Crimée et la campagne militaire dans l’Est de l’Ukraine par le président russe Poutine ont renforcé la méfiance à l’égard de la Russie dans la région.
Les relations entre la Russie et le reste de l’Europe sont également déterminées par son histoire. Sous le choc de l’effondrement soviétique tout au long des années 1990, la Russie a adopté une mentalité du XIXe siècle depuis que Poutine est arrivé au pouvoir en 2000. L’élite russe, nostalgique de la période tsariste d’avant la révolution bolchevique, considère son pays comme une grande puissance européenne —voire même comme une puissance hégémonique, dans le cas d’Europe de l’Est— directement opposée à l’UE.
La raison d’être de l’UE est de transcender les zones d’influence en Europe, parce que c’est la seule manière de se prémunir contre le retour des luttes de pouvoir et contre les guerres catastrophiques qui ont connu leur paroxysme durant la première moitié du XXe siècle. Pourtant la Russie est tout simplement trop grande pour être intégrée au sein de l’UE (en effet, il est difficile de savoir qui intègrerait qui).
Même si ce n’était pas le cas, la Russie —ou du moins sa haute direction— ne partage pas les valeurs de l’UE. Non contente de défendre la démocratie, l’indépendance judiciaire et l’État de droit, l’UE a renoncé à toute révision des frontières par la force. Si la proximité géographique exige que la Russie et l’UE gèrent leurs relations mutuelles de manière aussi avantageuse que possible, la guerre continue du Kremlin dans la région du Donbass en Ukraine rend cela quasiment impossible.
Néanmoins le président français Emmanuel Macron a redoublé d’efforts pour améliorer les relations entre l’UE et la Russie, notamment en organisant sa rencontre avec Poutine à la veille du sommet du G7 à Biarritz le mois dernier. Selon Macron, il n’est pas dans l’intérêt de l’Europe de pousser davantage la Russie dans les bras de la Chine, ni de rester passif face à la désintégration en cours des traités sur le contrôle des armements entre les États-Unis et la Russie. En ce qui concerne le contrôle des armements, les intérêts américains et européens ne sont pas les mêmes et l’administration américaine en place se soucie peu de l’Europe ou de ses points de vue éventuels.
Mais les efforts de Macron soulèvent de nombreuses questions. Tout d’abord, il n’est pas évident de déterminer le rôle que l’Europe pourrait jouer pour renouveler le régime de contrôle des armements à l’échelle mondiale. Sans les États-Unis, l’Europe a peu de choses à proposer à la Russie sur la question des missiles à portée intermédiaire. L’Europe serait coincée dans la position d’essayer de convaincre deux parties prenantes, apparemment peu enclines à parvenir à un nouvel accord. Tout cela sans même tenir compte de la Chine, qui a également mis au point sa capacité de missiles à portée intermédiaire.
L’Europe a bien quelque chose à proposer à la Russie sur le plan économique. Mais l’amélioration des relations économiques est tout simplement impossible sans des progrès avérés dans la mise en œuvre du Protocole de Minsk pour mettre fin au conflit dans la région du Donbass. Il n’est pas évident que Poutine soit prêt à en discuter.
Mais le vrai problème entre la Russie et l’UE, c’est la question de la démocratie. La plus grande peur de Poutine et de l’oligarchie russe est que la Révolution Maidan en Ukraine de 2014 puisse se reproduire sur la Place Rouge de Moscou. Le Kremlin ne rejette pas la faute sur l’OTAN pour cette possibilité : mais il la rejette sur l’UE. La rhétorique anti-OTAN est un trope de propagande éprouvé, qui exploite la crainte d’une Guerre froide enracinée chez de nombreux Russes. Mais la véritable menace aux yeux de l’oligarchie russe est l’UE et sa promotion de la démocratie et de l’État de droit.
Les systèmes russes et européens sont fondamentalement incompatibles, en ce qu’ils représentent des valeurs contradictoires et des approches très différentes de la politique étrangère et intérieure. Au XIXe siècle, la Russie tsariste était à la tête de la « Sainte alliance », un rempart réactionnaire contre les révolutions bourgeoises qui ont traversé l’Europe. Cette dynamique s’est inversée sous les Bolcheviks après 1917, lorsque la Russie est devenue le berceau de la révolution. Mais sous Staline, la Russie a recommencé à poursuivre essentiellement les mêmes objectifs que les tsars, en particulier en écrasant les mouvements d’indépendance en Europe centrale et orientale.
Le régime de Poutine poursuit la même trajectoire, en opérant un retrait vers le XIXe siècle, en s’alliant avec l’Église orthodoxe et en lançant des attaques contre « l’Occident décadent » avec des tirades contre l’homosexualité et le libéralisme. Le soutien actif du Kremlin en faveur des forces nationalistes et antilibérales en Europe et aux États-Unis n’est qu’une partie de ce contexte plus large.
Aussi souhaitable que soit une amélioration des relations entre l’UE et la Russie, elle ne sera ni rapide, ni facile. Sur les principales questions de l’Ukraine et de la démocratie, l’Europe peut difficilement céder un pouce de terrain.
Joschka Fischer was German Foreign Minister and Vice Chancellor from 1998-2005, a term marked by Germany’s strong support for NATO’s intervention in Kosovo in 1999, followed by its opposition to the war in Iraq. Fischer entered electoral politics after participating in the anti-establishment protests of the 1960s and 1970s, and played a key role in founding Germany’s Green Party, which he led for almost two decades.