JOSCHKA FISCHER

BERLIN Après trente ans passés à s’orienter vers un marché unique global qu’auraient régi les règles de l’Organisation mondiale du commerce, l’ordre international est ébranlé dans ses fondements. Les États-Unis et la Chine sont empêtrés dans une guerre douanière qui semblait au départ ne concerner que le commerce entre les deux pays, mais qui s’avère dépasser largement cet enjeu. Si l’on pouvait encore espérer, voici peu, que les deux pays négocieraient, malgré leurs fréquents échanges de menaces, il n’en est plus rien désormais.

Le mois dernier, sous la pression de l’administration du président des États-Unis Donald Trump, Google mettait un terme à sa coopération avec Huawei, privant ainsi le fabricant de smartphones chinois de sa licence d’exploitation du logiciel Android et des services connexes. Cette mesure représente pour Huawei une menace existentielle. Mais plus encore, elle marque un nouveau pic du conflit sino-américain et la fin probable d’une mondialisation menée sous la houlette des États-Unis. Le message de ces derniers est clair : les exportations de technologie et de logiciels ne sont plus une simple question d’affaires ; c’est de pouvoir dont il s’agit. Désormais, les États-Unis placeront leur puissance au-dessus du marché.

Dès lors que le conflit prend la forme d’une lutte pour l’hégémonie, la Chine protégera sans doute par tous les moyens dont elle dispose ses champions nationaux. Ce qui signifie un retrait aussi rapide que possible des chaînes logistiques qui s’appuient sur des apports technologiques fabriqués aux États-Unis, notamment les semi-conducteurs. La Chine devrait donc fabriquer elle-même ses composants, ou bien s’approvisionner auprès de partenaires sûrs, circulant dans son orbite.

À moyen terme, ce réajustement diviserait la planète en deux sphères de compétition économique. Tôt ou tard, toutes les petites puissances dépendantes des marchés mondiaux devraient choisir leur camp, à moins d’être assez fortes pour résister aux pressions tant chinoises qu’américaines. Mais Pékin comme Washington exigeront des positions claires, et même des géants économiques comme l’Union européenne, l’Inde et le Japon pourraient être placés devant un dilemme.

En admettant qu’un marché mondial ouvert et unifié appartienne effectivement au passé, la question deviendrait de savoir comment la Chine jouerait ses cartes. Considérerait-elle comme un atout dans son jeu, puisqu’elle est le principal créancier des États-Unis, l’éventualité d’une guerre monétaire ? Si tel était le cas, la lutte pour la prééminence technologique, déjà dangereuse, déboucherait sur un conflit plus large et plus immédiatement périlleux.

Le danger n’est pas seulement de la rivalité économique, du protectionnisme ou des restrictions commerciales qui menaceraient la prospérité mondiale, mais que la tournure des événements ne débouche sur une confrontation politique grave. La souveraineté technologique se substituerait alors au commerce et aux échanges ; la nationalité des entreprises – y compris des grandes multinationales – deviendrait une question aussi importante que leur modèle économique.

Encore serait-ce une erreur de conclure que le conflit dans son ensemble soit provoqué par le seul programme néo nationaliste de Trump. Deux jours après l’annonce par Google de sa décision, le New York Times publiait un commentaire de Thomas Friedman, auteur de l’ouvrage La terre est plate, qui reprenait nombre d’attaques lancées par Trump sur les pratiques commerciales inéquitables des Chinois. Si telle est bien la position actuelle de l’ancien grand-prêtre de la mondialisation, la Chine voit se dresser en face d’elle non seulement l’Amérique de Trump mais, lui emboîtant le pas, l’Amérique libérale.

La dernière mesure de l’administration Trump vaut pour avertissement que les États-Unis n’abandonneront pas sans combattre leur actuelle position dominante sur la scène mondiale. Mais en précipitant une rupture dans la relation commerciale existante avec la Chine, ils risquent d’en supporter eux-mêmes le coût, et il est immense.

Il ne fait aucun doute que des turbulences attendent aussi l’Europe. Une telle rupture, se propageant à l’économie mondiale, poserait une énorme difficulté au modèle d’exportations européen – et au modèle allemand tout particulièrement. Si l’Union européenne demeurera dépendante pour sa sécurité des assurances américaines et poursuivra ses échanges avec les États-Unis, les exportateurs du bloc deviendront de plus en plus tributaires du marché chinois. Un scénario dans lequel ils seraient contraints à se décider entre les deux n’aurait donc d’autre résultat que perdant-perdant. Certes, dans une véritable guerre technologique, l’Union européenne deviendrait pour les États-Unis un allié dont la valeur augmenterait, et les risques de droits de douanes prohibitifs frappant ses exportations diminueraient en conséquence. Mais les exportateurs européens devenus plus dépendants de la Chine seraient évincés.

L’expérience montre que c’est au travers des crises que l’Europe parvient à franchir les étapes de son développement. Si tant est que la situation ait du bon, elle aurait l’avantage de pousser l’Europe à n’avoir d’autre choix que de se doter pour le XXIe siècle d’une stratégie géopolitique. Lors des récentes élections au Parlement européen, l’UE a largement été épargnée par un retournement populiste. Elle doit désormais de mettre au travail afin de sauvegarder sa prospérité et sa souveraineté à l’ère de la rupture sino-américaine.

Joschka Fischer was German Foreign Minister and Vice Chancellor from 1998-2005, a term marked by Germany’s strong support for NATO’s intervention in Kosovo in 1999, followed by its opposition to the war in Iraq. Fischer entered electoral politics after participating in the anti-establishment protests of the 1960s and 1970s, and played a key role in founding Germany’s Green Party, which he led for almost two decades.