MICHEL BARNIER

 

BRUXELLES — La géopolitique redevient un jeu d’échec. Après l’intermède qui a suivi les événements de l’année 1989, durant lequel l’histoire a semblé pencher en faveur d’un ordre international libéral et pacifique, nous assistons aujourd’hui à une compétition de plus en plus marquée entre les puissances, à leur poursuite de l’hégémonie et à leur extension quasi impériale.

La Russie défie impudemment le droit international et affirme son influence régionale. La Chine est engagée dans une compétition stratégique globale et tente de créer les contours d’un nouveau modèle international. Les États-Unis ont choisi de défendre leurs intérêts par des actions et des pressions unilatérales.

Confrontée à ce brusque réveil géopolitique, l’Europe doit prendre son avenir en main. Si nous ne nous battons pas pour affirmer et défendre nos intérêts et nos valeurs, l’Union européenne ainsi que ses États membres deviendront des proies supplémentaires dans le nouvel ordre mondial – pour ne pas dire le nouveau désordre mondial. Il est temps que les Européens, collectivement, construisent leur souveraineté, dans tous les domaines où ils veulent être acteurs plutôt que spectateurs : la politique étrangère et la défense, l’économie et le commerce, les technologies numériques et la préservation de l’environnement.

Sous l’impulsion de Donald Tusk, président du Conseil européen, et de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, l’UE a réalisé des progrès notables à cet égard. Nous avons clarifié nos instruments de défense commerciale, en perspective des conflits qui s’annoncent, et rendu notre économie moins vulnérableaux rachats étrangers de nos actifs stratégiques. En outre, nous avons investi dans la protection de nos réseaux et de nos infrastructures vitales contre les cyberattaques.

Le plus surprenant est peut-être que nous ayons fait de si grands pas dans la mutualisation de nos efforts de défense. Autrefois taboue, la défense est devenue pour la Commission une priorité politique. Les 13 milliards d’euros (14,6 milliards de dollars) du Fonds européen de la défense, par exemple, ouvrent la voie à une programmation conjointe et au développement commun d’équipements.

Mais l’Europe peut – et doit – faire mieux dans ce domaine. Il n’est plus question qu’elle délègue sa sécurité. Si l’augmentation des dépenses nous rendra plus forts, elle n’est pas, à elle seule, suffisante. C’est d’un projet – d’une boussole politique – dont l’Europe a besoin, et nos concitoyens l’attendent également.

La Stratégie globale de l’UE, menée par Federica Mogherini, haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-présidente de la Commission européenne, définit depuis 2016 un nouveau niveau d’ambition collective pour l’action extérieure de l’Europe. Mais en raison tant de la compétition que se livrent aujourd’hui les puissances mondiales que des menaces transfrontalières répétées, de Riga à Nicosie, cette stratégie doit être actualisée et traduite dans la politique étrangère et dans la programmation de défense.

Le moment est donc venu d’un livre blanc, d’une révision de notre stratégie de défense, c’est-à-dire d’une évaluation conjointe, premièrement, des principales menaces auxquelles l’Europe devra faire face d’ici 2030, deuxièmement, des orientations stratégiques qui dicteront les priorités communes de l’UE et de ses États membres, enfin de la traduction de ces dernières dans des structures institutionnelles et des équipements partagés.

Tout en réaffirmant le rôle essentiel de l’OTAN en matière de défense collective, ce livre blanc doit se pencher sur le développement des capacités de l’Europe et sur notre état de préparation à des actions extérieures communes. Nous avons besoin de capacités unifiées pour faire face aux nouveaux défis asymétriques du terrorisme, de la cybercriminalité, des campagnes de désinformation, ainsi que des menaces chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires. La cybersécurité, en particulier, constitue un domaine où nos capacités civiles et militaires doivent être élargies pour se hisser à la hauteur des enjeux à venir. En outre, cette révision devrait fournir des orientations à l’industrie européenne de défense, élément clé de notre sécurité.

Pour soutenir ces efforts et offrir un niveau renouvelé d’ambition, nous devons aussi construire notre Union de politique étrangère et de défense. Les institutions de l’UE et les États membres forment une seule et même équipe. Le but n’est pas de rogner la souveraineté des États membres mais bien de nous rendre tous – et chacun – plus forts.

Une politique étrangère et de défense commune bénéficie de la diversité des services de renseignement, des forces armées, des équipements et des expériences au combat, ainsi que des différentes orientations régionales – vers l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Ouest des Balkans et le flanc oriental de l’Europe –, legs de l’histoire et de la géographie.

Au sein de ce cadre, les États membres qui le souhaitent et en ont les capacités devraient aussi agir en ambassadeurs ou en pays moteurs dans des zones particulières. Cela conférerait aux structures et aux initiatives régionales cohérence et flexibilité et permettrait aux États membres de mettre à profit leur influence tant au service de leurs intérêts nationaux que des intérêts européens.

En parallèle, la défense devrait être soigneusement institutionnalisée au niveau européen : un Conseil de défense, pour offrir une plateforme de coordination aux ministres de la Défense ; un quartier général des opérations, pour organiser et conduire la politique de sécurité et de défense commune de l’UE ; une chaîne de commandement efficace et réactive ; une véritable académie de défense européenne, enfin.

Ces étapes pratiques contribueront à renforcer la culture stratégique européenne commune et à faire de la défense européenne une réalité opérationnelle. Elles doteront aussi l’UE de véritables atouts pour s’engager aux côtés de partenaires stratégiques – au premier rang desquels le Royaume-Uni, qui demeurera, après avoir quitté le bloc, un allié indispensable et un partenaire puissant.

Depuis trop longtemps pourtant, des questions intérieures comme le Brexit monopolisent l’agenda des dirigeants européens, aux dépens de sujets sécuritaires urgents. La stabilité en Afrique, le processus de paix en Syrie, la crise en Libye, l’Ouest des Balkans, le voisinage oriental et l’Arctique méritent que nous y accordions plus d’attention, sans parler de notre capacité à nous engager aux côtés de partenaires stratégiques.

Les questions de sécurité commune devraient figurer tous les trois ou six mois à l’ordre du jour du Conseil européen. C’est par des débats réguliers et structurés que nos dirigeants pourront répondre aux évolutions stratégiques et définir une orientation commune à l’action, en utilisant toute la panoplie de la politique étrangère européenne.

L’UE doit en même temps faire un usage plus cohérent de ses différents outils de politique étrangère : diplomatie, commerce, aide au développement et défense. Pour relever les défis d’un monde où l’Afrique et l’Asie joueront un rôle de plus en plus important, l’Europe doit quitter ses retranchements pour disposer ses instruments extérieurs. Ainsi au mois de mars, Tusk a-t-il lancé le débat parmi les dirigeants européens sur la relation entre l’UE et la Chine. Ce devrait être pour les années à venir une priorité.

Mais la clé du succès en politique étrangère est d’avoir les moyens de ses ambitions. L’Europe continue d’exercer un soft powerindéniable, mais demeure pour ce qui concerne son hard powerquantité négligeable. Le retour de la politique des puissances signifie que ce déséquilibre n’est plus, désormais, tenable. L’Europe a besoin de marcher sur deux jambes – et nos concitoyens attendent et espèrent une Union qui protège, qui ait plus de moyens et qui soit souveraine. Nous ne pourrons y parvenir que si les États membres et les institutions de l’UE joignent leurs forces.

 

Michel Barnier is a former vice president of the European Commission and French Minister of Foreign Affairs. He is currently EU chief negotiator for Brexit.

[Source: The Project Syndicate]