JOSCHKA FISCHER
BERLIN – L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis pourrait avoir précipité la fin du « siècle américain » et de l’ordre international de l’après-guerre établi sous l’égide de Washington. Certes, le centre de gravité politique et économique du monde a commencé de se déplacer vers l’Asie bien avant 2016, et l’idée d’une Chine s’élevant au statut de puissance mondiale dans le « siècle du Pacifique » qui approche n’est pas nouvelle non plus. Mais les actions entreprises par Trump, tout comme celles de son homologue chinois Xi Jinping, ont placé la rivalité toujours plus vive pour la superpuissance au beau milieu de la scène. Malheureusement, l’Europe peine à produire une réponse cohérente.
L’actuel différend commercial sino-américain pourrait accoucher d’une récession mondiale. Ce conflit n’est pourtant qu’un des points d’achoppement dans une compétition beaucoup plus étendue pour le pouvoir, englobant le secteur technologique, dont l’issue déterminera qui de la nouvelle étoile montante (la Chine) ou de celle qui voudrait briller encore (les États-Unis) tiendra le premier rang mondial.
La politique de la Chine, durant presque toute la période ouverte par sa modernisation, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, à la fin des années 1970, fut de ne pas remettre en cause l’ordre géopolitique et stratégique existant, et d’éviter à tout prix une confrontation avec les États-Unis. Mais le discours de Xi, au XIXecongrès du parti communiste chinois, en octobre 2017, ainsi qu’un certain nombre d’initiatives actuelles chinoises, qui défient la domination des États-Unis, indiquent que la Chine en a fini de cacher ses forces et d’attendre son heure comme le préconisait Deng.
La nouvelle assurance de l’empire du Milieu est manifeste dans la fortification militaire de récifs et d’îlots en mer de Chine du Sud tout comme dans sa stratégie de « Made in China 2025 », qui vise à faire du pays, en une décennie, le numéro un mondial des grandes industries du futur. Avec son gigantesque projet des Nouvelle Routes de la soie, autrement nommé « Une ceinture, une route » (Belt and Road Initiative – BRI), la Chine entend user de ses investissements dans le commerce et les infrastructures de transport pour asseoir sa domination géopolitique et commerciale sur l’Eurasie, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique.
Confrontés à cette remise en cause de plus en plus évidente de leur leadership, les États-Unis ont eux aussi revu leur stratégie et adoptent une attitude plus agressive à l’égard de la Chine. Si Trump mène cette évolution, les craintes, les colères, les frustrations américaines envers Pékin s’étendent bien au-delà de la Maison Blanche et du parti républicain, puisqu’elles sont également profondes dans les rangs démocrates.
Pour commencer, les États-Unis font montre d’une ligne plus dure sur les questions commerciales. Dans le passé, le marché américain est généralement demeuré ouvert aux exportations chinoises – sans ce débouché, la croissance économique rapide de la Chine n’eût jamais été possible. Mais l’administration Trump veut mettre un terme à cette ouverture et, d’outil qu’ils étaient, transformer en arme les échanges bilatéraux entre les deux pays. Les États-Unis durcissent aussi leur position envers les nouvelles routes de la soie, et ont critiqué l’Italie pour sa décision récente de soutenir cette initiative globale.
La technologie est un autre grand sujet d’inquiétude pour les Américains. Les États-Unis et la Chine ont engagé une âpre compétition dans le champ de l’intelligence artificielle et la compagnie chinoise de télécommunications Huawei, l’une des premières entreprises de taille mondiale du pays, est toujours un objet de discorde.
Meng Wanzhou, dirigeante de haut niveau de Huawei et fille du fondateur de l’entreprise, attend actuellement son extradition vers les États-Unis après avoir été arrêtée en décembre dernier au Canada, car elle aurait violé les règles de l’embargo américain concernant l’Iran. Dans le même temps, l’administration Trump exerce de fortes pressions sur ses alliés européens pour que ceux-ci excluent Huawei de leur marché des télécommunications, en raison d’allégations d’espionnage (dont les preuves publiques n’ont pas été fournies à ce jour).
L’avènement de ce nouvel ordre mondial du XXIe siècle n’augure rien de bon pour l’Europe, comme le montrent ces premières escarmouches sur les fronts du commerce et de la technologie. Mais, comme il est d’usage lorsqu’elle doit relever des défis mondiaux de première importance, l’Europe se montre à bien des égards nombriliste et surtout préoccupée de ses problèmes internes, notamment du Brexit.
Les Européens ne peuvent pourtant pas se permettre de rester à l’écart. L’Europe comptera parmi les premières victimes si l’actuel différend entre la Chine et les États-Unis tourne au conflit commercial ouvert. Si tel devait être le cas, les deux superpuissances la sommeraient de choisir son camp – le genre de choix qu’elle ne veut précisément pas faire, car les États-Unis et la Chine constituent ses deux principaux marchés d’exportation. De même, l’Europe encourrait selon toutes probabilités des représailles chinoises si elle décidait de fermer à Huawei ses marchés nationaux.
L’Europe doit bâtir sa propre conception stratégique du nouvel ordre mondial. Et elle devra peser suffisamment à l’échelle géopolitique pour commercer comme elle l’entend avec les États-Unis et la Chine.
Il lui faut pour cela mettre en œuvre une politique industrielle fondée sur ses intérêts et sur ses valeurs. En outre, les dirigeants européens doivent comprendre que la Chine est en train de construire à vive allure un système politique d’un autre type, où le parti unique contrôle numériquement les masses. Quoiqu’on pense de Trump, cela n’arrivera pas aux États-Unis.
L’équilibre géopolitique mondial évolue rapidement, et l’Europe doit s’adapter. Plutôt que de tourner leurs regards vers eux-mêmes, les dirigeants européens ont besoin d’une stratégie crédible envers les deux superpuissances – particulièrement envers la Chine.
*Joschka Fischer was German Foreign Minister and Vice Chancellor from 1998-2005, a term marked by Germany’s strong support for NATO’s intervention in Kosovo in 1999, followed by its opposition to the war in Iraq. Fischer entered electoral politics after participating in the anti-establishment protests of the 1960s and 1970s, and played a key role in founding Germany’s Green Party, which he led for almost two decades.