JOSCHKA FISCHER
BERLIN — Le président américain, Donald Trump s’est révélé vraiment perturbateur envers la relation transatlantique. Sa remise en question des engagements de défense mutuelle avec l’OTAN présente une crise grave et potentiellement existentielle. La garantie de sécurité des États-Unis, après tout, est l’un des deux piliers sur lesquels reposent la paix et la prospérité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Trump n’a pas épargné le second pilier non plus : le commerce et un système économique mondiaux fondés sur des règles.
Seulement deux ans après l’élection de Trump, les Européens se retrouvent seuls, battus par les vents glacés de la politique internationale, à se demander à juste titre ce qu’ils doivent faire. Il va de soi que l’Europe doit approfondir ses relations internes, serrer les rangs et renforcer sa capacité militaire. Certains pourraient se demander si c’est ce que les Européens veulent vraiment, étant donné que nous traversons l’ère du Brexit, qui va priver l’Union européenne de sa deuxième puissance économique et militaire.
Mais le seul fait que les Britanniques ne semblent pas savoir ce qu’ils veulent ne signifie pas que le reste de l’Europe est dans le même bateau. En fait, la plupart des Européens sont favorables à une UE plus forte et plus puissante avec une politique de sécurité commune.
La grande exception est l’Allemagne. L’Allemagne étant le moteur économique et l’État membre le plus peuplé de l’UE, il ne peut pas y avoir de politique de sécurité commune sans ce pays qui se trouve au cœur même de l’Europe. Mais c’est une question ouverte de savoir si la réalisation de la sécurité européenne commune avec la participation de l’Allemagne est encore possible.
Les Européens ne doivent pas laisser des vœux pieux obscurcir les faits importants, comme ce fut le cas lorsque l’Union monétaire européenne était en train de se former dans les années 1990. Dès le début, il y a eu des différences marquées entre les États membres individuels non seulement en ce qui concerne la politique économique et budgétaire, mais également en termes de culture politique et de mentalité. Néanmoins l’ignorance délibérée a prévalu et l’union monétaire a été lancée sans les institutions politiques intégrées qu’un tel projet exige.
L’UE ne doit pas commettre cette même erreur à nouveau. Aujourd’hui, le principal fait qui ne peut pas être ignoré, c’est qu’une politique commune de sécurité va nécessiter un compromis entre l’Allemagne et la France, les deux plus grands et plus puissants États membres. Un tel compromis ne sera pas facile. Les deux pays ont des mentalités politiques, des récits historiques et des intérêts géopolitiques simplement trop divergents et dans de nombreux cas diamétralement opposés. Néanmoins, en raison de son histoire particulière, l’Allemagne représente le plus grand obstacle, même si son discours officiel laisse croire le contraire.
Pour sa part, l’autoreprésentation traditionnelle de la France reflète sa longue histoire de grande puissance européenne, même si cette époque – et la domination mondiale de l’Europe en général – est révolue. En tant que puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, la France considère ses actions militaires et ses exportations d’armes non pas comme des fautes morales, mais comme les prérogatives d’une puissance mondiale dans la conduite de sa politique étrangère.
Le génie de Charles de Gaulle a été de prétendre au statut de puissance victorieuse pour son pays après la Seconde Guerre mondiale. Cela a invité les citoyens français à oublier le régime de Vichy, la défaite par les Nazis en 1940 et les clivages politiques internes des années 1930. C’est grâce à de Gaulle que la France a maintenu son cap dans l’histoire.
On ne peut pas en dire autant de l’Allemagne. Au cours du XXème siècle, l’Allemagne a tenté deux fois d’exercer son hégémonie sur l’Europe et de dominer le monde. Mais le prix à payer fut sa propre destruction, sans parler de celle l’Europe. Son sens de la continuité historique a été démoli en 1945, date à laquelle sa culture et ses traditions ont été dévaluées et son intégrité territoriale détruite. L’Allemagne est devenue synonyme d’agression, de terreur et de génocide.
L’Allemagne d’après-guerre a abandonné sa politique de puissance militaire et d’aventurisme hors de ses frontières, pour s’intéresser principalement au développement économique. Les Allemands n’ont trouvé aucun autre moyen pour réintégrer l’Occident démocratique et pour recouvrer leur souveraineté politique. Cette stratégie a abouti à la réunification de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Est en 1990.
En abandonnant de la politique au pouvoir en 1945, les Allemands de gauche et de droite sont devenus pacifistes. Et à ce jour, de nombreux Allemands restent profondément et émotionnellement engagés envers la neutralité, malgré plusieurs décennies d’intégration européenne et leur adhésion à l’OTAN. Cela a été particulièrement vrai durant la période qui a suivi la réunification, en grande partie grâce à la garantie de sécurité de l’Amérique et à sa volonté de gérer les affaires sales du pouvoir politique de l’Allemagne son nom. Mais cette division du travail, tout comme l’ordre d’après-guerre sous la direction des États-Unis, ont pris fin avec l’élection de Trump.
Un retour à la tradition politique de la force comporte certainement ses propres risques. Mais l’autre choix possible consiste à maintenir le statu quo et à renoncer à une politique de sécurité et de défense commune de l’UE. Une politique faite de davantage que de nobles paroles implique nécessairement un approfondissement de l’intégration politique au nom de la souveraineté européenne. Sans règles d’exportation communes, par exemple, il ne peut y avoir de coopération significative sur le développement de l’armement de l’Europe, sans parler de projets plus ambitieux et à plus grande portée.
Les Allemands sont actuellement engagés dans un intense débat sur les dépenses de défense, qui doivent être à hauteur de 2% du PIB d’ici 2024 pour répondre à leurs engagements envers l’OTAN. Compte tenu des risques géopolitiques prévisibles à l’horizon, en l’absence d’une politique de sécurité commune de l’UE, les dépenses de défense allemandes devraient augmenter pour compenser le retrait des forces américaines de l’Europe.
Il va sans dire que le réarmement de l’Allemagne par ses propres moyens soulèverait de nombreuses questions et préoccupations historiques. Cependant, un réarmement avec et pour l’Europe et l’OTAN serait complètement différent. D’une manière ou d’une autre, l’Europe doit se renforcer. Il est dans l’intérêt de tous que l’Allemagne s’engage de manière productive dans ce processus.
* Joschka Fischer was German Foreign Minister and Vice Chancellor from 1998-2005, a term marked by Germany’s strong support for NATO’s intervention in Kosovo in 1999, followed by its opposition to the war in Iraq. Fischer entered electoral politics after participating in the anti-establishment protests of the 1960s and 1970s, and played a key role in founding Germany’s Green Party, which he led for almost two decades.
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