BERLIN — L’Allemagne va se trouver bientôt à la croisée des chemins, car Angela Merkel a annoncé qu’elle allait abandonner la direction de son parti, l’Union chrétienne démocrate (CDU), et son poste de chancelière en 2021, à la fin de son mandat. Depuis 1949, le pays n’a compté que huit chanceliers, autrement dit son départ n’est pas un événement anodin, d’autant qu’en Allemagne, un changement à la tête de l’Etat s’accompagne généralement de changements de grande ampleur au niveau politique et social.

JOSCHKA FISCHER

 

La décision de la chancelière n’était pas entièrement inattendue. Les Allemands l’ont réélue pour un quatrième mandat en septembre 2017, mais il est peu probable qu’ils lui en accordent un cinquième, car les électeurs finissent par éprouver à la longue un sentiment de lassitude. Même si elle ne l’avait pas annoncé, il était prévisible qu’Angela Merkel accomplisse là son dernier mandat.

Le changement de cap de la politique intérieure et de la politique étrangère allemande qui a lieu actuellement ne se résume pas à un simple changement de dirigeant. Les ruptures internationales d’aujourd’hui ébranlent les fondements même de la démocratie allemande de l’après-guerre: à l’instigation de Trump, la répudiation par les USA des valeurs occidentales, la sortie du Royaume-Uni de l’UE le 29 mars 2019 et l’émergence de la Chine comme nouvelle puissance mondiale.

Plus largement, le centre de gravité de l’économie mondiale bascule de l’Atlantique Nord vers l’Asie de l’Est. La révolution numérique, les “big data” et l’intelligence artificielle modifient notre manière de travailler et de vivre. Quant à l’UE, non seulement ses crises internes se prolongent, mais elles redoublent d’intensité, tandis que les troubles au Moyen-Orient et en Afrique menacent sa stabilité.

Cette situation, ainsi que d’autres facteurs, ébranlent le socle de la politique étrangère allemande. Depuis des années, la stratégie de sécurité et le modèle économique allemands se fondent sur l’intégration au sein de l’Occident et sur son rôle au sein de l’UE. Mais les défis d’aujourd’hui exigent une nouvelle stratégie. La question qui se posera au prochain chancelier sera: Quo vadis, Allemagne ?”

Quelle que soit la direction que prendra le pays, une chose est sûre: la transition entre Merkel et son successeur s’accompagnera d’une réorganisation en profondeur du système des partis. Pendant des décennies, la CDU de centre-droit (alliée à l’union sociale chrétienne en Bavière, la CSU) et le SPD, le parti social-démocrate de centre-gauche, ont été les garants de la continuité et de la stabilité politique de l’Allemagne. Mais, à l’image des autres grands partis politiques européens, la CDU/CSU et le SPD sont maintenant en crise. Ce dernier perd son assise au point e voir son existence menacée; de son coté, bien qu’elle reste encore la principale force politique du pays, la CDU/CSU est confrontée à un profond défi structurel.

Depuis 1949, l’alliance CDU/CSU lui permet de parvenir à la chancellerie en tant que principal bloc des coalitions majoritaires. Mais dans une Allemagne élargie et réunifiée, avec 7 partis différents au Bundestag, cette alliance ne peut plus fonctionner de la même façon.

Dans les années qui ont précédé la première accession d’Angela Merkel à la chancellerie en 2005, l’Allemagne avait à sa tête un gouvernement de coalition (dans lequel j’ai servi comme vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères) constitué par le SPD et les Verts. Durant cette période, il a fallu adapter le système de protection social allemand aux réalités de la réunification, avec un chômage important et une nouvelle géographie économique. De même, la politique étrangère allemande a pris en compte le nouveau rôle du pays dans le contexte des guerres qui ont suivi l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 1990 et elle a intégré la menace du terrorisme international après le 11 septembre.

Après la chute du mur de Berlin, la réunification, une période de fort chômage et de réformes qui paraissaient ne jamais devoir cesser, les Allemands étaient saturés de changements. L’arrivée au pouvoir de Merkel devait mettre fin à tout cela. L’ordre du jour était alors à un pragmatisme froid. L’économie étant au beau fixe, il semblait que le soleil allait toujours briller et que le ciel resterait toujours bleu. Chapeautant tout cela, Mutti (Maman) laissait simplement les choses suivre leur cours. Les électeurs allemands ne voyaient pas de raison de ne pas la réélire – ce qu’ils ont fait à trois reprises.

Aujourd’hui c’est fini, le soleil ne brille plus. L’émergence d’un nouvel ordre mondial confronte les dirigeants politiques à d’importantes questions stratégiques qu’ils ne peuvent esquiver. La principale d’entre elles concerne le rôle que l’Allemagne – et l’UE – vont s’attribuer dans les années à venir. Dans 10 ans où en sera l’Europe, et quelles valeurs défendra-t-elle?

Merkel n’offre pas de réponse satisfaisante à ce type de questions. Avec tout son art du pragmatisme, elle est devenue sa propre pire ennemie. Elle s’est basée sur des considérations politiciennes à court terme, même pour des décisions historiques. L’arrêt des centrales nucléaires, la suspension du service militaire obligatoire et la réaction face à la crise financière de 2008 ont été des mesures purement tactiques. Néanmoins il y a eu une exception, en 2015 quand elle a adopté une posture morale et ouvert les portes à un million de réfugiés.

Sa réaction face à la crise financière a sans doute été sa plus grande erreur: elle s’est opposée à une réponse européenne commune, pour se limiter à des mesures nationales et à une simple coordination entre les pays de la zone euro. C’est tout le projet européen qui a alors déraillé, et il ne s’en est pas encore relevé.

On se souviendra sûrement d’Angela Merkel comme de la chancelière des “dividendes de la paix” et peut-être même comme de la dernière dirigeante du système des partis de l’après-guerre de l’Allemagne de l’Ouest. Mais elle laissera aussi à son successeur un problème épineux: la crise européenne persistante.

Il est difficile de prévoir ce qui se passera. Beaucoup dépendra de la décision de l’Allemagne de poursuivre, de concert avec la France, sa mission européenne.

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été un important responsable des Verts pendant près de 20 ans.

[Source: The Project Syndicate]

 

**