JOSCHKA FISCHER

 

L’actuel conflit en Syrie présente de nombreux points communs avec la guerre de Trente Ans qui ravagea le cœur de l’Europe – notamment la ville germanique de Magdebourg, sorte d’Alep de l’époque – entre 1616 et 1648. Telle que l’on peut la décrire aujourd’hui, cette guerre fut une succession de conflits qui entraînèrent d’immenses souffrances chez les Européens, et qui s’achevèrent par la Paix de Westphalie, seulement après que toutes les parties impliquées se soient totalement épuisées.

La guerre de Trente Ans puise sa source dans un conflit religieux entre les chrétiens catholiques et protestants, à l’instar de la division majeure qui oppose aujourd’hui les musulmans sunnites et chiites au Moyen-Orient, à ceci près que dans l’actuelle Syrie, la religion masque une lutte plus profonde pour le pouvoir et la domination régionale.

La guerre en Syrie a débuté pendant le Printemps arabe, lorsque des manifestants syriens ont appelé à la démocratie et à la fin de la dictature du président Bachar el-Assad. Mais elle est rapidement devenue une affaire internationale. L’Iran et le Hezbollah, milice libanaise chiite soutenue par Téhéran, sont intervenus militairement aux côtés de la Russie pour empêcher Assad de tomber aux mains des rebelles, lesquels étaient soutenus par la Turquie et l’Arabie saoudite, qui représentent le pan sunnite de cette division.

Dans le même temps, la guerre s’est étendue jusqu’à déclencher une campagne sous conduite américaine contre l’État islamique (EI). Et lorsque l’EI a été mis en déroute l’année dernière, un nouveau conflit opposant cette fois la Turquie aux Kurdes dans le nord de la Syrie a rapidement pris le relai. Alliés des États-Unis, les combattants du YPG kurde (Unités de protection du peuple), qui se sont révélés indispensables dans la lutte contre l’EI, sont désormais ciblés par la Turquie, ce qui crée un risque d’affrontement militaire direct entre deux alliés de l’OTAN. Intervient également un risque croissant de confrontation entre les États-Unis et la Russie, illustré par de récentes affirmations selon lesquelles une frappe aérienne américaine aurait fait plusieurs dizaines de morts parmi des mercenaires russes en Syrie.

À chaque nouveau chapitre, la tragédie syrienne se fait plus périlleuse encore. Dans ce conflit, la question n’est plus de savoir qui détiendra le pouvoir à Damas, mais qui assiéra sa domination au Moyen-Orient. La lutte n’oppose plus seulement les États-Unis à la Russie, mais voit également s’affronter l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite, qui s’aligne de plus en plus avec Israël, autre allié de l’Amérique.

De son côté, la Turquie redoute principalement la création d’un État kurde dans le nord de la Syrie, qui motiverait d’autres factions séparatistes kurdes dans le sud-est de la Turquie. Les Kurdes du Nord-Irak (Kurdistan) œuvrent en effet d’ores et déjà pour la création de leur propre État, et ont même organisé un référendum d’indépendance l’an dernier.

Enfin, la superpuissance militaire régionale Israël doit défendre ses propres intérêts de sécurité au Liban et dans le sud de la Syrie. Jusqu’à récemment, l’État hébreu s’était pour l’essentiel tenu à l’écart de la guerre. Il lui a cependant fallu intervenir depuis les airs pour stopper l’acheminement d’armes jusqu’au Hezbollah, et empêcher l’Iran d’établir une présence près de sa frontière nord.

L’implication d’Israël s’est intensifiée ce mois-ci, lorsque l’État hébreu a abattu un drone iranien qui avait pénétré dans son espace aérien depuis la Syrie. Des chasseurs israéliens ont ensuite riposté en frappant des cibles iraniennes en Syrie. L’un de ces appareils a été abattu par la défense anti-aérienne syrienne (les pilotes ont pu regagner le territoire israélien sains et saufs), ce qui a conduit Israël à frapper directement les forces d’Assad.

À mesure de ces événements, il est clairement apparu que l’État hébreu ne pouvait pas compter sur la prétendue relation particulière entre le président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. La Russie s’est montrée réticente ou incapable de maîtriser l’Iran. Ainsi, que cela lui plaise ou non, Israël est désormais un protagoniste actif en Syrie.

C’est précisément sur ce front que le risque de nouvelle guerre est important, cette fois entre Israël et l’Iran. Bien qu’un tel conflit ne s’inscrive dans l’intérêt d’aucun des deux camps, il n’est pas difficile de l’imaginer se produire, compte tenu des réalités actuelles. Israël ne peut tout simplement demeurer hors du conflit pendant que le régime d’Assad, l’Iran et le Hezbollah s’assurent une victoire militaire. Les faits sur le terrain menacent fondamentalement la sécurité de l’État hébreu, et renforcent considérablement son ennemi, l’Iran.

Une guerre entre l’Iran et Israël (qui ferait intervenir au deuxième plan l’Arabie saoudite) mettrait en péril la région toute entière, puisqu’elle créerait un nouveau front dans la lutte pour l’hégémonie. Mais l’Europe serait elle aussi directement concernée, et pas seulement car la propagation du conflit serait synonyme de plus nombreux migrants vers le nord. Le président américain Donald Trump ayant menacé de saboter l’accord sur le nucléaire iranien, l’Europe pourrait se retrouver confrontée à une surenchère militaire – voire à un nouveau conflit global – à proximité de ses frontières.

Compte tenu de ces dangers, l’Europe ne peut plus se permettre d’observer depuis le banc de touche. Pour leur propre sécurité, il incombe aux Européens de défendre l’accord sur le nucléaire iranien. Et dans la mesure où l’Union européenne est tenue à des obligations de longue date vis-à-vis Israël, elle ne saurait permettre qu’une lutte violente pour l’hégémonie vienne menacer directement l’État hébreu.

Aujourd’hui plus que jamais, l’heure doit être à la diplomatie européenne. Une nouvelle guerre majeure se dessinant au Moyen-Orient, les dirigeants européens doivent absolument agir.

 

* Joschka Fischer was German Foreign Minister and Vice Chancellor from 1998-2005, a term marked by Germany’s strong support for NATO’s intervention in Kosovo in 1999, followed by its opposition to the war in Iraq. Fischer entered electoral politics after participating in the anti-establishment protests of the 1960s and 1970s, and played a key role in founding Germany’s Green Party, which he led for almost two decades.

 

[Source: The Project Syndicate]