ZAKI LAÏDI

 

Les attendus sont désormais connus. Parce qu’il aurait supprimé l’ISF, mis en place une plus grande flexibilité du marché du travail, engagé un processus de réforme du logement ainsi qu’un dispositif de sélection à l’université, Macron mènerait forcément une politique de droite. Et parce qu’une majorité d’électeurs de droite y trouverait son compte toute contestation en appel de ce jugement serait inutile. Faut-il s’en tenir là ? Probablement pas. Car le brouillage des cartes idéologiques auquel nous assistons n’est en réalité que l’expression d’une politique visant non pas à changer de modèle social mais à en transformer le logiciel. A le faire basculer d’une logique très réparatrice à une logique préparatrice mieux à même de faire face aux défis de la numérisation, de la globalisation et de l’innovation. Or ce changement modifie forcément le rapport classique que l’on peut avoir avec la redistribution et donc à la définition classique que peut en avoir la gauche. Encore faut-il que ce changement de paradigme soit formalisé et expliqué.

Le clivage gauche/droite a une histoire. Et celle-ci n’est pas forcément terminée. La droite insiste traditionnellement sur la liberté, la gauche sur l’égalité. La première se montre soucieuse de limiter les entraves à la liberté de créer, la seconde des modalités de sa redistribution. Ce clivage est fortement ressenti en France car nous sommes au fond le pays qui l’avons inventé même si paradoxalement la puissance de l’État redistributif a dans les faits considérablement atténué l’écart entre les deux camps. Ce clivage porte d’abord sur l’économique et le social. Mais on en trouve des prolongements dans le domaine de l’éducation par exemple : scolarité longue contre orientation précoce par exemple. Ces différences existent et n’ont pas vocation à disparaître. Mais au fil des années elles ont beaucoup perdu de leur valeur interprétative car au sein des deux camps les fractures se sont multipliées. Il y a d’abord eu l’émergence du Front National qui emprunte à la gauche la thématique étatiste redistributive et à la droite la critique de l’assistanat. Par ailleurs, l’entrée sur le marché politique des enjeux identitaires a brouillé encore plus les lignes. À gauche, il n’y a pas eu fragmentation mais atomisation. Il y a bien sûr une ligne de partage entre ce que l’on pourrait appeler la gauche radicale et la gauche de gouvernement. Mais cette distinction fondée ne rend pas compte du fait que ce clivage passe à l’intérieur même du parti socialiste. Aujourd’hui sur la quasi-totalité des sujets, de la laïcité à l’Europe en passant par l’éducation et l’entreprise, la gauche est totalement divisée rendant extrêmement difficile l’identification de ce que serait une politique de gauche.

Avec l’élection de Macron, ces contradictions se sont exacerbées. La droite qui voit une très large partie de son programme économique repris à son compte par le gouvernement Philippe ne dispose désormais que du registre identitaire pour se démarquer. Le parti socialiste est confronté à un problème tout à fait symétrique. La ligne qu’il s’est provisoirement imposée sur le thème « ni Macron ni Mélen­-
chon » traduit une immense difficulté à se définir positivement. Mais pour la droite comme pour la gauche les difficultés sont loin d’être terminées. L’heure de vérité sonnera au moment des européennes de 2019 où l’on verra de manière flagrante que les divergences sont très fortes à l’intérieur même de chaque camp. LR et le PS jouent leur survie, même si le socle sociologique de la droite est encore très fort.

La plupart des mesures mises en place par Macron depuis son élection sont plébiscitées par le centre-droit. Mais cet effet d’optique ne doit pas être surestimé dans la mesure où Macron a littéralement absorbé dès le départ tout le centre-gauche et où tout ce qui a été engagé depuis juin figurait dans son programme présidentiel. Il n’est donc pas absurde de considérer que le centre-gauche, majoritaire au sein de l’électorat Macron, se reconnaît dans la politique actuelle. En réalité, si l’on prend pour référence le modèle des Trente glorieuses pour évaluer la politique de Macron sur un axe gauche/droite on n’aura aucune peine à considérer celle-ci comme la plus à droite que nous ayons connue en France depuis fort longtemps. Mais rapportée aux enjeux du monde d’aujourd’hui elle se situerait plutôt au centre. Au centre-droit pour ce qui est de la politique économique, à travers le développement des incitations, au centre-gauche pour la politique sociale puisque l’on demeure à un niveau de redistribution très élevé, le plus élevé mais pas le plus efficace du monde occidental. Le gouvernement est plutôt centre-droit, la majorité présidentielle plutôt centre-gauche. Certes, cette politique crée des gagnants et des perdants. Mais si l’on fait abstraction du décalage dans le temps d’un certain de mesures redistributives, qui peuvent d’ailleurs poser problème, force est de constater que les perdants ne se situent pas dans les catégories populaires mais plutôt dans les catégories relativement aisées non assujetties jusque-là à l’ISF. En réalité l’image d’une politique de droite, de président des riches, n’a pour fondement que la suppression de l’ISF. Il sera toujours difficile de défendre l’idée que la suppression de l’impôt sur la richesse profitera à tous. D’une part parce que la théorie du ruissellement est plus que contestable. Ensuite et surtout parce que les conséquences de la suppression de l’ISF ne sauraient avoir d’effet mécanique ou immédiat. Pourtant, sa suppression procède incontestablement d’une logique d’incitation dans un pays où le capitalisme national a été historiquement très faible. La facilité avec laquelle on délocalise en France tient au fait que le capital d’origine française ne s’investit pas assez dans le pays, cédant ainsi sa place à des fonds étrangers pour qui la préservation de l’emploi en France n’est pas une priorité. Or dans une économie d’innovation qui se finance désormais par le capital et non par la dette ce handicap historique entrave notre industrie y compris la montée en puissance des Start up. Le modèle français a été construit sur la base d’une vision réparatrice de l’ordre social à une époque où le nombre de perdants était relativement limité. Ce modèle a atteint ses limites car on ne peut pas indéfiniment réparer socialement une réalité qui a changé. Il arrive donc un moment où il importe de basculer d’une logique de réparation qui passe par de plus en plus de redistribution monétaire mais au prix d’une inefficacité croissante à une logique de préparation de qui ne peut pas reposer sur une simple augmentation des moyens.

Ce nouveau logiciel ne vise pas à négliger les inégalités mais à les combattre en amont. Il a pour ambition de passer d’une logique de redistribution classique en aval à une logique de pré distribution en amont. Qu’est-ce à dire ? Que l’on ne combat pas le chômage en étendant les emplois aidés mais en renforçant en profondeur la formation dont les programmes doivent être en adéquation avec les besoins des entreprises plutôt qu’avec les attentes de l’éducation nationale. Qu’ on ne combat pas les inégalités scolaires simplement en se dotant de plus de moyens mais en intervenant en amont sur la prise en charge précoce des plus faibles, l’interdisciplinarité et l’autonomie des établissements. Qu’on n’améliorera la qualité de notre système de soins non en augmentant les dépenses de santé mais en accroissant notamment la dimension préventive de la médecine qui accuse dans ce domaine un véritable retard précisément parce que construite autour de la seule réparation.

Il va néanmoins de soi, que cette ambition nécessite la réunion d’un certain nombre de conditions. La première passe par une réforme de l’action publique qui est totalement inadaptée aux enjeux du nouveau monde. Or si cet instrument n’est pas réformé les blocages persisteront avec comme seul instrument de régulation le rabot. La seconde condition passe par la mise en mouvement de l’Europe. Pour le moment cette inertie est masquée par le retour de la croissance. Mais si celle-ci venait à s’affaisser les difficultés ressurgiront. En attendant une réforme de la zone euro il est impératif que l’Europe avance sur la voie de l’harmonisation fiscale notamment pour tout ce qui touche à la taxation du numérique. Le manque à gagner est colossal. Enfin il faut être en mesure de parler et convaincre les français qui souffrent. Car si la France qui va bien adhère sans difficulté au projet Macron, celle qui souffre est encore très dubitative.

Dans une société où les logiques inégalitaires sont à la fois plus fortes, plus violentes et plus précoces l’enjeu est de basculer de la réparation des dégâts à la préparation de l’avenir. Il est très possible que cette mutation se révèle difficile ou plus douloureuse que prévu. D’où l’importance de la qualité de la mise en œuvre à laquelle l’appareil d’Etat n’est pas spontanément préparé. Mais c’est à cette aune qu’il faudra évaluer la politique Macron et non à celle d’une qualification idéologique qui a perdu une partie de son sens.

 

* Zaki Laïdi, Professor of International Relations at L’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), was an adviser to former French prime minister Manuel Valls. His most recent book is Le reflux de l’Europe.

 

[Source: The Project Syndicate]