MARIE JÉGO

La Turquie va bientôt amender sa Constitution pour élargir les pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan. Si ses partisans évoquent un système présidentiel fort, «à la française» ou «à ¡’américaine», le modèle qui se dessine rappelle plutôt la Russie de Vladimir Poutine. Le repositionnement stratégique de la « Petite Asie » en politique étrangère – éloignement de l’Occident, rapprochement de Moscou – s’accompagne, en interne, d’une « poutinisation » du paysage politique.

Approuvé par le Parlement samedi 21 janvier, le projet de réforme constitutionnelle sera soumis à référendum à la mi-avril. Il aura valeur de plébiscite, pour ou contre le «chef». Le oui et le non sont actuellement au coude-à-coude. «Si le référendum avait lieu maintenant, l’écart serait de 2 points», a déclaré Faruk Acar, président de l’institut de sondage Andy-Ar (proche du pouvoir), à la chaîne de télévision CNN Türk le 4 février.

Réputée solide, la base électorale de l’AKP, le Parti de la justice et du développement (islamo-conser-vateur), s’est renforcée depuis le putsch raté du 15 juillet 2016, gagnant une partie des voix du camp nationaliste. Un récent sondage réalisé par l’université privée Kadir Has d’Istanbul rappelle que 70 % de l’électorat turc est fermement attaché aux valeurs religieuses, conservatrices et nationalistes.

PLEINS POUVOIRS

 

Si le oui l’emporte, le chef de l’Etat aura plus de pouvoir en mains qu’aucun autre dirigeant de la Turquie avant lui. Ses partisans en sont certains, le référendum ne fera qu’officialiser la situation actuelle, puisque M. Erdogan jouit déjà de la plupart de ces attributs. Dès lors, il pourra gouverner par décrets, décider du budget, déclarer l’état d’urgence. II nommera le(s) vice-président(s), les ministres, les hauts fonctionnaires, la moitié des membres de la Cour constitutionnelle, l’autre moitié étant nommée par le Parlement, dominé par son parti.

Non content d’être le chef de l’exécutif, le commandant en chef de l’armée et le maître des services secrets, M. Erdogan pourra également diriger son parti, l’AKP, ce qui mettra fin à la neutralité exigée jusqu’ici du président en exercice. Cet atout lui permettra d’exercer un contrôle direct sur les listes des futurs candidats à la députation. Les législatives perdront en substance, puisque les résultats seront sans effet sur la composition du gouvernement. Les ministres n’auront plus à répondre aux questions de l’Assemblée, ils n’auront de comptes à rendre qu’au président et à lui seul. Le Parlement ne sera plus qu’une chambre d’enregistrement, à l’image de la Douma russe.

L’opposition parlementaire pourrait ne pas s’en relever. Si des législatives étaient convoquées aujourd’hui, le parti pro-kurde HDP, affaibli par la répression – notamment l’emprisonnement de douze de ses députés sur cinquante-neuf-, n’aurait aucune chance de franchir le seuil des 10 %. Le parti nationaliste MHP est à la dérive, divisé et vampirisé par le courant islamo-conservateur. Reste les kémalistes du CHP, la deuxième force du Parlement, dont la base électorale (environ 25 %) n’a quasiment pas varié depuis les années 1960.

La Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan n’ont pas que la «verticale du pouvoir» comme point commun. Les deux dirigeants se voient aussi en missionnaires guidant le peuple. «Je suis aussi un berger. Celui qui ne comprend pas la philosophie du berger ne peut pas diriger», a assuré M. Erdogan le 14 novembre 2016. «Pendant huit ans, J’ai ramé nuit et jour comme un esclave sur une galère », déclarait M. Poutine à la fin de son deuxième mandat présidentiel, en 2008.

Habiles à entrer en résonance avec leurs peuples, les deux chefs truffent leurs discours de références morales, religieuses, historiques. Quand Poutine exalte Piotr Stolypine (1862-1911, le premier ministre à poigne de l’empereur Nicolas II), Erdogan salue le sultan Mehmet II en célébrant, le 29 mai 2016, le 563e anniversaire de la prise de Constantinople.

 

MISE AU PAS DES MÉDIAS

 

Tous deux excellent à mobiliser les masses, présentant leurs pays comme des forteresses assiégées par les ennemis externes et internes. «Chacun comprend désormais que la Turquie est attaquée économiquement. Il n’y a aucune différence entre un terroriste armé, avec une bombe en main, et un terroriste qui se sert de ses dollars, de ses euros ou des taux d’intérêt. Son but est de mettre la Turquie à genoux», a déclaré M. Erdogan, le 12 janvier à Ankara, lors d’une rencontre avec les maires des petites communes.

A Moscou ou à Ankara, la matrice est la même. Elle passe forcément par une mise au pas des médias. Dès son élection au Kremlin en 2000, M. Poutine a fait main basse sur les principales chaînes de télévision – NTV prise à l’oligarque Vladimir Goussinski, ORT prise à l’homme d’affaires controversé Boris Berezovsky. Depuis son premier mandat de premier ministre en 2003, M. Erdogan s’est lui aussi attaché à faire contrôler le paysage médiatique par des hommes d’affaires amis du pouvoir. Après le putsch raté de juillet 2016, la fermeture de 102 médias, l’emprisonnement et la mise à pied de nombreux journalistes faisant entendre une voix alternative et critique n’ont fait que renforcer la propension à la pensée unique.

Pour marquer l’entrée du pays dans l’ère de la « post-vérité », la chaîne de télévision pro-gouvernementale A Haber a ainsi diffusé récemment l’extrait d’une ancienne interview du général américain à la retraite Wesley Clark, lui faisant dire dans la version traduite en turc: «Nous avons créé Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique]. » Alors qu’il n’a, bien sûr, jamais dit cela. ■

Source: Le Monde  12 – 13 FÉVRIER 2017