DOMINIQUE MOISI
Juste après le discours prononcé à Lancaster House par la Première ministre britannique Theresa May, où celle-ci a fixé dans les grandes lignes les objectifs de son gouvernement pour les négociations sur le retrait du Royaume-Uni hors de l’Union européenne, un expert bien connu, commentateur de la vie politique outre-Manche, qui travailla autrefois au 10, Downing Street, me confiait avoir été positivement impressionné. « Vous ne pouvez plus parler, désormais, de la “ perfide Albion ” », m’a-t-il lancé, lorsque nous nous sommes retrouvés dans un club londonien, « Theresa May a été on ne peut plus claire : la sortie des Britanniques – le Brexit – est bel et bien une sortie. »
Mon interlocuteur avait voté au référendum de juin dernier pour le maintien dans l’UE, mais comme beaucoup de ses compatriotes, il a accueilli avec satisfaction le discours de la Première ministre. « S’il vous faut une image pour parler de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, utilisez celle du “ lion conquérant ” », a-t-il poursuivi, avant de m’exposer les trois points de son argumentation.
Pour commencer, m’a-t-il dit, le modèle européen est en crise, et l’UE s’est avérée incapable de se réformer. En quittant le bloc européen par la grande porte et non comme des rats qui fuiraient le navire désemparé, les Britanniques font preuve de réalisme. Il y a toujours eu une forme de malentendu entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, parce que le projet d’intégration européenne était présenté comme un projet essentiellement économique alors qu’il était d’abord et par nature un projet politique. Ni le marché unique européen ni la ligne de l’Eurostar qui relie Londres à l’Europe continentale n’ont suffi à transformer les Britanniques en Européens.
Ensuite, malgré les difficultés évidentes, une rupture nette avec l’UE est probablement plus simple à négocier qu’un aménagement compliqué avec les 27 États membres restants, surtout si la priorité est de sauvegarder l’unité du parti conservateur et de le maintenir au pouvoir.
Enfin, la Grande-Bretagne n’apprécie pas les pressions extérieures, qui lui apparaissent comme une menace. Si certains observateurs britanniques ont vu en May une nouvelle Margaret Thatcher, son discours de Lancaster House rappelait également Winston Churchill. De fait, chez les citoyens britanniques convaincus qu’ils trouveront d’autres solutions que l’intégration européenne, la référence à 1940 – au discours de « l’heure la plus belle » – revient souvent.
Ce précis de la position britannique est d’une louable franchise. Les électeurs du « Leave » ressentent évidemment une certaine nostalgie impériale. May, quant à elle, semble répondre à des impératifs de politique intérieure lorsqu’elle fait passer la souveraineté nationale avant l’économie. Mais si le Royaume-Uni est à n’en pas douter une démocratie, son argumentation devant le peuple britannique n’est pas sans rappeler le discours que tient le président russe Vladimir Poutine à ses concitoyens : on ne vit pas que de pain ; une souveraineté et une grandeur nationales retrouvées valent bien quelques sacrifices économiques.
Et si l’on considère le contexte international, la vision de May est-elle réaliste ? Peut-on encore rêver d’être la nouvelle Athènes lorsqu’existe une nouvelle Rome, et qu’elle a été conquise par Donald Trump ? Au-delà de sa défiance à l’égard de l’Europe, May a peu de points communs avec le nouveau président des États-Unis : elle croit au libre-échange et craint la Russie, tandis que Trump défend le protectionnisme et se targue de forger avec Poutine un partenariat spécial.
May et Trump ont aussi des personnalités sensiblement différentes. L’ancien acteur de Hollywood qu’était Ronald Reagan, tempérament chaleureux et optimiste, et la Dame de fer, Margaret Thatcher, s’entendaient très bien, parce qu’ils étaient en empathie et partageaient la même vision stratégique du monde. Une telle relation entre la versatile vedette de la télé-réalité et l’austère Première ministre britannique est presque impensable.
On peut toujours se demander quelle aurait été l’issue du Brexit si l’élection américaine l’avait précédé. Les électeurs britanniques auraient-ils couru le risque de dire « non » à l’Europe après la victoire de Trump ? On ne peut certes pas réécrire l’histoire ; mais nombreux sont ceux qui ont voté pour le maintien dans l’UE et s’inquiètent aujourd’hui que May se soit fourvoyée et que sa vision de l’avenir ne repose sur des illusions.
Il n’est certes pas d’une grande utilité de se demander si les plans de sortie présentés par May relèvent du « dur » ou du « doux », puisqu’il apparaît désormais que la seconde option n’avait jamais vraiment été envisagée. Pourtant, si le discours de la Première ministre a d’abord semblé lever les dernières ambiguïtés quant à ses objectifs dans le processus qui va bientôt s’enclencher, la Cour suprême du royaume a statué que le Parlement devait être consulté avant que ne soient lancées les négociations avec l’UE.
Après la Seconde Guerre mondiale, Churchill encourageait les Européens à s’unir, mais il affirmait aussi que si le Royaume-Uni devait choisir entre la relation transatlantique et l’Europe, la première aurait toujours sa préférence. La ligne occidentale, en grande partie dictée par les États-Unis, était l’axe du monde churchillien, et la Chine était alors en proie à la guerre civile.
Mais ce n’est plus le cas. La Chine se pose de plus en plus comme rivale des États-Unis, et rien ne dit que ceux-ci prendront au sérieux des Britanniques décidés à faire cavalier seul. Trump s’est ouvertement interrogé sur la pertinence de l’OTAN, et le moment semble bien mal choisi pour le Royaume-Uni de jouer la carte du « splendide isolement ». Pour de pures raisons d’identité nationale, May fait un triple pari : sur le Royaume-Uni, sur les États-Unis et sur le reste du monde.
May semble faire l’hypothèse que le Commonwealth et d’autres organes économiques multilatéraux peuvent remplacer l’UE et que Trump, comme Boris Johnson, nommé secrétaire aux Affaires étrangères, finira pas devenir un homme d’État rationnel, malgré, il est vrai, quelques difficultés à contrôler son langage. Elle a condamné la mondialisation au nom de ses impitoyables conséquences sociales ; mais dès lors qu’il n’appartient plus à l’Union européenne, le Royaume-Uni devient de plus en plus dépendant de ses échanges avec les autres pays. En attendant, la montée du populisme et les risques géopolitiques que fait courir la présidence Trump ne peuvent être considérés comme des notes de bas de page dans le livre d’histoire : ils pourraient bien marquer la fin de la mondialisation telle que nous la connaissons.
Après le Brexit et l’élection de Trump, un chose est certaine : la relation entre la France et l’Allemagne est plus importante que jamais pour la préservation de l’Occident géopolitique. Et cette relation est à son tour dans la balance, avec des électeurs – notamment en France – soumis à la tentation du nationalisme populiste tandis qu’ils s’apprêtent, dans les deux pays, à prendre le chemin des urnes.
*Dominique Moisi is Senior Counselor at the Institut Montaigne in Paris. He is the author of La Géopolitique des Séries ou le triomphe de la peur.
Source: The Project Syndicate