Elvire Fabry

chercheur senior à l’Institut Jacques Delors

Les questions d’identité et de défense ont constitué les fils rouge des discussions organisées par l’Institut Jacques Delors les 6-7 octobre 2016 à Paris. Ces sujets ont fait l’objet d’interventions du Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, du Président de la République française François Hollande et du Premier Ministre français Manuel Valls. Alors que le 2ème débat de la réunion annuelle du 7 octobre 2016 de notre Comité européen d’orientation portait sur la sécurité collective européenne, la 1ère discussion a porté sur l’identité européenne dans la mondialisation à partir du regard intérieur de Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, et du regard extérieur de Lakhdar Brahimi, ancien ministre des affaires étrangères algérien et ancien haut représentant des Nations unies, à l’occasion d’un débat introduit par Pascal Lamy. Cette synthèse présente les principales analyses et recommandations que les différents participants ont pu formuler sous la règle de Chatham House.

L’opportunité de mener cette discussion aujourd’hui a suscité un débat parmi les membres du Comité. Au vu des profondes turbulences que connaît l’UE avec le Brexit, la réponse collective à apporter à l’afflux de réfugiés ou encore la montée des populismes, qui sont autant de nouveaux défis pour la solidarité européenne, l’enjeu de l’identité européenne a été jugé, tour à tour, non prioritaire ou, au contraire, central pour reconnecter les citoyens avec le pro- jet européen. Ce débat est à la mesure du malaise que suscite actuellement l’enjeu de l’appartenance identitaire lorsqu’il est utilisé à l’échelle nationale à des fins politiques douteuses. Mais l’attention portée à cet enjeu par Jean-Claude Juncker, François Hollande et Manuel Valls dans les discours qu’ils ont prononcés lors du 20ème anniversaire de l’Institut Jacques Delors, les 6 et 7 octobre 2016, exprime bien une inquiétude croissante sur l’avenir de l’identité européenne.

C’est dans les années 1990, lors de la préparation du grand élargissement rendu possible par la fin de la Guerre froide, que l’Europe introvertie, mobilisée jusque-là par sa construction intérieure, s’est engagée dans une révolution copernicienne qui l’amenait à s’interroger sur sa place et son rôle dans le monde et à promouvoir une identité européenne. La préoccupation qu’elle suscite à nouveau aujourd’hui fait-elle dès lors écho à un nouveau tournant du projet européen ? Alors que de nombreuses voix s’accordent à souligner que l’on s’éloigne de la construction des États-Unis d’Europe, s’efforcer de déterminer « vers quelle Europe nous voulons aller », nous invite à préciser l’identité que nous voulons porter dans le monde. Cette synthèse reprend l’essentiel des échanges qui ont nourri ce débat.

  1. L’identité européenne à l’épreuve des définitions

Quelle conscience avons-nous d’être Européens ? Cette question renvoie à la fois à ce qui caractérise l’Europe (son héritage culturel) et l’identité de l’Union européenne (le projet politique et institutionnel).

L’identité européenne s’est forgée sur les champs de batailles, au fil des siècles à travers les grandes guerres européennes. Elle est le résultat de l’histoire longue d’un parcours civilisationnel fondé sur la recherche de la coexistence et la gestion de la diversité. Si elle différencie, la notion d’identité n’est en effet pas nécessairement homogène. Elle peut être diverse. L’identité européenne est ainsi avant tout fondée sur la défense de valeurs qui assurent le respect de la diversité, qu’elle soit culturelle ou religieuse, et qui garantissent l’égalité des droits des hommes et des femmes et les droits des minorités, y compris religieuses. L’héritage européen, c’est la démocratie et, avec elle, la laïcité chrétienne : c’est- à-dire une différenciation temporelle, spirituelle et intellectuelle, qui garantit la liberté de conscience et d’expression. Il n’y a nulle part ailleurs dans le monde d’ambition aussi forte de respect de ces valeurs. Il n’y a pas d’ailleurs de région du monde où les femmes vivent mieux qu’en Europe.

Pour autant, ces valeurs nous sont-elles propres ? Sont-elles occidentales ? Ou à travers les droits de l’homme, sont-elles le bien commun de l’humanité et doivent-elles alors s’intégrer dans la construction onusienne ? Ce questionnement traduit la difficulté de créer un fort sentiment d’appartenance des citoyens à partir de valeurs revendiquées comme universelles. Néanmoins, outre les récentes évolutions du monde qui nous rappellent que ces valeurs ne sont guère encore largement partagées, ni inscrites dans le cadre constitutionnel de nombreux États, l’identité européenne se fonde aussi sur l’ambitieux objectif des Européens de construire une économie sociale de marché.

Cela fait partie de notre narratif éthique européen que de défendre que l’on peut faire quelque chose de bon pour soi qui, dans le même temps, ne laisse pas les plus faibles aux bans de la société, qu’ils soient âgés, malades ou sans ressource. La dignité humaine n’est pas qu’un filet de sécurité. Les individus doivent avoir droit à l’égalité des chances. La société humaine ne se construit pas seulement sur des droits mais également sur des protections.

En plus d’être un héritage culturel, l’Europe est un espace de régulation. C’est un projet politique et institutionnel. Les individus ont besoin, non seulement d’avoir quelque chose dont ils peuvent parler en commun, mais aussi sur lequel ils peuvent travailler ensemble et construire ensemble. On ne peut se limiter à des projets concrets fondés sur des intérêts communs. Cela ne suffit pas. Le « plomb de l’intérêt économique » ne se transforme pas facilement en « or politique ». L’ambition d’un pacte social est plus forte : elle repose sur la volonté de vivre ensemble pour faire quelque chose ensemble. Le projet d’Accord de Paris sur le climat a ainsi pu être signé en vingt-sept jours car il a été porté par une cohésion et une volonté européenne. Le pacte social européen devrait aussi davantage concerner la lutte contre le terrorisme et contre l’évasion fiscale ou encore la recherche d’une société inclusive.

  1. L’influence extérieure de l’identité européenne

La reconstruction de l’Europe après deux guerres mondiales a fait l’admiration des observateurs extérieurs. L’unité forgée par les Pères fondateurs était au service des populations, car fondée sur les droits des individus, la justice sociale, la paix et la stabilité ; autant de valeurs qui n’existaient pas beaucoup dans le reste du monde. Cette entreprise commune des peuples européens est devenue un exemple particulièrement important sur la scène internationale. L’intégration européenne a été une source d’inspiration pour des projets d’intégration régionale tel que l’ASEAN, bien qu’elle soit loin de ressembler à l’UE. En Afrique, cette aspiration à l’unité a conduit à créer l’Union africaine.

Il y a cependant un écart croissant entre le modèle européen proclamé et sa réalité. Le renforcement de l’individualisme et du matérialisme prennent le dessus sur les valeurs proclamées et diminue l’at- trait de l’identité européenne aux yeux de certaines populations, notamment au sud de la Méditerranée. La pression ou la conditionnalité exercée par les Européens dans leur coopération avec des pays tiers, ou encore dans certains cas l’absence de mobilisation des Européens à l’extérieur de leurs frontières sont perçues comme une contradiction avec les droits de l’homme qu’ils défendent.

Le rayonnement des valeurs européennes fondées sur les Droits de l’homme est également moins bien perçu lorsqu’il se mue en un « droit de l’hommisme » qui rejette certaines valeurs propres à d’autres cultures ailleurs dans le monde, en Asie ou en Afrique. Les missions que mènent les Européens dans des pays tiers doivent aussi s’accompagner, au-delà de l’intervention humanitaire, d’une responsabilité accrue dans la stabilisation de ces pays (Libye, Afghanistan, etc.). Les Européens ont été les promoteurs d’une justice internationale, mais il reste beaucoup à faire pour que la Cour pénale internationale soit reconnue par l’ensemble de la communauté internationale. Le poids économique de l’Europe tarde à se traduire en influence politique.

  1. L’identité européenne comme responsabilité

La conscience d’être Européen est une priorité à laquelle il faut œuvrer. Pour créer un sentiment d’appartenance européenne qui s’ajoute au senti- ment d’appartenance nationale, il faut une interpénétration culturelle plus forte des pays européens. Il manque aux Européens une même histoire de l’Europe qui soit enseignée à l’école et une langue commune. L’apprentissage de l’anglais ne suffit pas à donner des références culturelles communes. Une meilleure pénétration culturelle de ce qui se passe dans les autres pays européens passe notamment par la mobilité, qui peut être favorisée par le projet Erasmus pro, qui faciliterait l’acquisition de formation professionnelle dans d’autres États membres que l’État d’origine.

Par ailleurs, le philosophe tchèque Jan Sokkol rap- pelait que l’on ne mérite pas ce que l’on reçoit. On le reçoit comme un héritage car ceux qui nous précèdent n’ont pas abandonné : ce sont les anciens qui se sont engagés à le faire vivre. Cet engagement à ne pas détricoter l’héritage reçu et à le faire vivre raisonne de manière particulièrement forte dans le contexte du

Brexit et du non-respect des principes démocratiques fondamentaux de l’Europe en Hongrie et en Pologne. Nous ne pouvons les laisser filer entre nos doigts et les laisser détricoter par les populistes. Nos discours doivent se traduire en action. Il faut refuser la démocratie non libérale de Victor Orbán et défendre le pluralisme, sans quoi l’Europe perd toute réalité.

Le discours contestataire de Vaclav Havel il y a vingt ans, adressé au gouvernement de l’époque, raisonne particulièrement dans ce contexte : « une identité, on l’associe souvent à une peur, comme si c’était une fatalité donnée, presque génétique, liée au sang, qui nous échappe, qui est hors de notre portée et on essaye de tout faire pour la contrôler et la garder. À mes yeux, l’identité est un exploit, un acte. Elle est l’expression même de notre responsabilité humaine ».

Le projet européen nous oblige dans nos actes. Cette responsabilité de faire vivre le projet européen est d’autant plus forte qu’elle appelle à faire vivre une troisième voie entre celles des États-Unis et de la Chine, qui puisse être une référence pour les économies émergentes.

Conforter et défendre l’identité européenne demande du leadership politique. Un leadership qui doit être clair lorsque la peur des flux de réfugiés ou des migrants illégaux, qui affecte même les régions où ils sont peu présents, renforce le mythe de la frontière nationale. Cette responsabilité commence par une meilleure explication de ce qu’il est en train de se passer et une plus forte cohésion au niveau européen.La crise actuelle de l’Europe pourrait être ainsi tout autant ce que Vaclav Havel a appelé « une invitation à agir et donner corps à nouveau à notre identité » pour porter un message vers le monde.