Les questions d’identité et de défense ont constitué les fils rouge des discussions organisées par l’Institut Jacques Delors les 6-7 octobre 2016 à Paris. Ces sujets ont fait l’objet d’interventions du Président de la Commission européenne Tean-Claude Tuncker. du Président de la République française François Hollande et du Premier Ministre français Manuel Valls.
Alors que le 1er débat de la réunion annuelle de notre Comité européen d’orientation portait sur l’identité. le 2ème débat s’est concentré sur les questions de défense et a réuni Élisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale, Étienne Davignon, président de Friends of Europe et Ministre d’État belge, et a été animé par Nicole Gnesotto, professeur titulaire de la Chaire sur l’Union européenne au CNAM et vice-présidente de l’Institut Jacques Delors. Cette synthèse présente les principales analyses et recommandations que les différents participants à ce débat ont pu formuler sous la règle de Chatham House.
C’est le Président de la République française François Hollande qui lie les questions d’identité et de défense en déclarant que « L’identité européenne, c’est de pouvoir peser sur le destin du monde ». Ainsi, pour que l’Europe puisse peser sur ce destin et assurer sa propre sécurité, elle doit se doter d’une politique européenne de sécurité et de défense ambitieuse et adaptée aux réalités du monde d’aujourd’hui.
- De mêmes menaces et un même continuum entre sécurité intérieure et sécurité extérieure
Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la France a activé l’article 42.7 du Traité sur l’Union européenne et tous les États de l’Union européenne ont répondu présents. Depuis, d’autres attentats ont touché des pays européens et il est important que l’Europe porte une plus grande attention aux questions sécuritaires et de défense, notamment pour répondre aux peurs des citoyens.
Il faut néanmoins être clair sur le fait que les Européens perçoivent différemment les menaces d’aujourd’hui. S’il y a désormais une perception collective des menaces, il n’y a pas de reconnaissance partagée de la menace collective qui, pour certains est le terrorisme islamiste, pour d’autres la menace russe.
Les attentats terroristes ont mis en évidence le continuum qui existe entre les menaces extérieures et les menaces intérieures. Face à ce constat, il faut parvenir à penser un continuum entre défense, sécurité et politique étrangère : entre ce qui se passe à Alep et ce qui se passe à Paris. La politique européenne de défense peut ainsi remplir des objectifs de sécurité intérieure : mettre fin aux guerres qui poussent des millions de Syriens à chercher asile en Europe et ailleurs ; combattre Daech à l’étranger pour limiter ses capacités à promouvoir des attentats terroristes en Europe. De même, une bonne politique étrangère et de défense commence par la politique intérieure, par un renforcement interne de l’Union européenne et des États européens. Sans une économie forte, pas de sécurité. Sans une solide base industrielle et technologique de défense, l’Europe ne pourra atteindre son objectif d’autonomie stratégique européenne. Ce continuum entre sécurité intérieure et sécurité extérieure est acté dans la nouvelle Stratégie mondiale de l’UE (EUGS). Il est maintenant temps de redynamiser la politique étrangère européenne, ce qui implique de faire plus de place à la politique européenne de défense, qui doit être un outil à disposition du pouvoir politique.
La difficulté, aujourd’hui comme hier, réside dans le fait que les questions de politique étrangère et de défense constituent la raison d’être historique des États européens. C’est en partie pour cela qu’ils continuent trop souvent à décider de façon purement nationale et isolément les uns des autres, plutôt que de chercher, non pas à transférer leur souveraineté à un niveau européen, mais à exercer ensemble leurs souverainetés afin de mieux protéger les valeurs, les intérêts et la sécurité de leurs citoyens. Sur les questions de politique étrangère comme ailleurs, l’Europe en tant que Fédération d’États-nations n’est pas une perte de souveraineté nationale, mais le supplément de souveraineté qui permet à nos nations de peser davantage dans le monde.
- La nécessité d’une politique européenne de sécurité et de défense au vu de la situation internationale
La situation géostratégique de l’Union européenne s’est fortement détériorée au cours des dernières années. L’Europe est aujourd’hui confrontée à un arc de crises qui s’étend à ses portes : de l’Est en Ukraine à la rive sud de la Méditerranée. Dans ce contexte, une politique européenne de sécurité et de défense devient plus que jamais nécessaire vu les évolutions des positions de la Russie et des États- Unis d’Amérique.
La Russie mène un jeu dangereux. Son agression contre l’Ukraine en 2014 a constitué un tournant majeur. L’annexion de la Crimée remet en cause le principe d’intangibilité des frontières, principe que même l’URSS respectait depuis 1945. Son soutien aux rebelles de l’Est de l’Ukraine fait de la Russie, à minima, un complice de la destruction de l’avion du vol Malaysia Airlines 77, et donc de la mort de 211 Européens (principalement Néerlandais). La Russie cherche régulièrement à menacer l’espace aérien de plusieurs pays européens. Enfin, la violence des actions russes en Syrie aggrave une crise humanitaire déjà catastrophique, pousse des rebelles à la radicalisation et des milliers de Syriens à l’exil.
Pour l’Union européenne, si son unité dans les sanctions contre la Russie est solide, il convient de développer une politique européenne cohérente vis-à-vis de ce grand voisin. Pour que cette politique puisse allier dialogue et fermeté, la dimension de défense doit en être une composante, secondaire mais importante.
La position des États-Unis a aussi fortement évolué. En 2003, elle était marquée par un interventionnisme belliqueux caractérisé par l’invasion de l’Irak. À présent, confrontée au bilan négatif très lourd de la politique menée en Irak et en Afghanistan, l’administration Obama est prudente vis-à-vis du tout nouvel engagement militaire. Les États-Unis sont plus indécis sur la position à adopter sur des conflits ayant lieu dans le voisinage de l’Union européenne, et une présidence de Donald Trump rendrait la situation encore plus critique.
Après les élections présidentielles aux États-Unis et dans le contexte de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, il convient de revoir les relations entre l’UE, l’OTAN, le Royaume-Uni et les États- Unis. Par exemple, les forces de l’OTAN en Europe sont aujourd’hui commandées par un commandant suprême (SACEUR) qui est un général états-unien, disposant d’un adjoint (DSACEUR) qui est un général britannique. Si l’Europe de la défense veut peser au sein de l’OTAN après le débat du Royaume-Uni, il faut que ce DSACEUR devienne un général ayant la nationalité d’un autre État de l’Union européenne, par exemple la France ou l’Allemagne.
La crise en Syrie met en évidence un paradoxe singulier. Ceux qui peuvent imposer une paix en Syrie sont deux pays, les États-Unis d’Amérique et la Russie, qui ne souffrent pas des conséquences de cette guerre. L’Union européenne, elle, ne pèse pas dans l’avenir de la Syrie alors que c’est elle qui accueille des millions de réfugiés sur son sol et dépense des milliards d’euros pour venir en aide aux réfugiés syriens présent en Turquie, Liban et Jordanie.
Plus que jamais, l’Union européenne a du mal à influencer ses alliés dans la région, à savoir la Turquie, Israël et l’Égypte, mais aussi les États- Unis. Ces pays, ainsi que la Russie et l’Iran, poursuivent leur propre agenda et engagent des actions qui peuvent aller à l’encontre de la stratégie et des intérêts des Européens au Moyen-Orient.
- Capacités de défense de l’Europe : mutualiser pour renforcer
Même s’il convient d’éviter de surestimer l’impact de nouveaux aménagements institutionnels, la création d’un « Conseil de sécurité de l’Union européenne », composé des 28 chefs d’États et de gouvernement, réuni une fois par an pour se consacrer aux questions de sécurité et de défense, serait un pas dans la bonne direction en permettant de porter ce sujet au niveau politique qui convient, à savoir un niveau de décision pouvant réaliser les arbitrages et les synergies entre les dimensions militaires, budgétaires, sécuritaires et industrielles des questions de défense.
Au niveau industriel, il convient de distinguer deux types d’États européens : ceux qui sont à la fois producteurs et acheteurs d’armements, et ceux qui ne sont qu’acheteurs. Pour les premiers, la politique industrielle en matière de défense est un sujet important, d’autonomie stratégique mais aussi de recherche, de développement industriel et d’emplois. Pour les seconds, il s’agit surtout de pouvoir disposer du meilleur équipement au meilleur prix, ainsi que d’un outil d’entretien de bonnes relations diplomatiques avec le pays qui leur fournit l’armement -notamment les États-Unis d’Amérique.
Dans ce contexte, la fusion des industries nationales de défense permettrait de consolider la base européenne de technologie et d’industrie de défense. La création d’Airbus a été un pas dans la bonne direction, tout comme l’est la fusion annoncée des entreprises françaises (Nexter) et allemandes (KMW) productrices de chars de combat.
De nombreux outils existent déjà et les États européens qui le souhaitent devraient les utiliser plus amplement. C’est notamment le cas de la coopération renforcée en matière de défense (dite « coopération structurée permanente »), de l’Agence européenne de défense, dont le budget devrait être significativement augmenté maintenant que les Britanniques ne pourront plus opposer leur veto à la montée en puissance de projets de développement et/ou d’acquisition de matériel en commun, ainsi que d’entraînement des troupes.
Si l’Union européenne a démontré encore ces dernières années sa capacité à surmonter des chocs puissants, les nouvelles menaces qui pèsent sur la sécurité des Européens appellent sans plus tarder davantage de mutualisation européenne en matière de défense.
Source: http://www.institutdelors.eu