NICOLE KOENIG
chercheur au Jacques Delors Institut – Berlin
La première session de l’initiative Think Tanks Tandem1 s’est déroulée les 8-9 juillet 2016, à l’abbaye des Vaux-de-Cernay à proximité de Paris. Elle réunissait une quarantaine de représentants de think tanks allemands et français, ainsi que des autorités allemandes, françaises et européennes. La première table ronde a porté sur la politique migratoire, tandis que la 2ème était consacrée à la lutte contre le terrorisme islamiste.La 1ère table ronde a été introduite par Marc-Olivier Padis, directeur des études de Terra Nova et Stefan Dehnert, directeur du Bureau de Paris de la Fondation Friedrich Ebert. Elle a été marquée par de nombreuses interventions des participants allemands et français (voir liste en Annexe): cette synthèse s’efforce de présenter les principales analyses et orientations découlant de cet échange de vues franco-allemand, en identifiant les différences et convergences qui sont apparues.
- Des réalités et des perceptions différentes
Au cours de la discussion, des perceptions nationales différentes de la crise des réfugiés sont apparues. Elles sont dues, en premier lieu, à des réalités très différentes en Allemagne et en France. En Allemagne, l’année 2015 a battu tous les records en termes d’afflux de migrants. En 2015, plus d’un tiers de tous les primo-demandeurs d’asile d’Europe ont introduit une demande en Allemagne. La France n’a pas été confrontée à un tel enjeu. Seuls près de 6% des demandeurs d’asile ont introduit une demande initiale en France.
Cette différence s’est renforcée au premier trimestre 2016. Alors que la proportion de demandeurs d’asile en France est restée relativement stable, deux tiers de toutes les demandes d’asile introduites dans l’UE l’ont été en Allemagne, soit dix fois plus qu’en France (voir Graphique 1).
Comme l’ont souligné certains participants français, les réfugiés ont tout simplement « voté avec leurs pieds » et se sont décidés pour l’Allemagne. Ce « vote » a été fortement encouragé, du point de vue français, par la culture de bienvenue de la chancelière allemande. Cette dernière ne devrait pas être interprétée uniquement comme une politique altruiste, mais également comme la consequence de l’évolution démographique en Allemagne et d’une pénurie manifeste de main d’oeuvre qualifiée.
Les participants allemands ont souligné en revanche la dimension humanitaire de cette politique, qui s’est également traduite par un engagement fort de la société civile. Ils ont ajouté que l’afflux massif vers l’Allemagne n’était pas uniquement dû à la politique de la chancelière, mais également à toute une série de facteurs d’attraction. Parmi ceux-ci figurent la situation économique favorable de l’Allemagne et les contributions financières particulièrement élevées, à l’échelle européenne, pour les bénéficiaires d’une protection.
Les différences de perception entre l’Allemagne et la France s’expliquent également par des différences sémantiques. En Allemagne, on parle de la « crise des réfugiés » en Europe. Le concept de réfugié et, par conséquent, le lien empathique historiquement ancré à cette crise expliquent également en partie la culture de bienvenue allemande. La France, en revanche, parle plutôt d’une « crise migratoire ». Le concept français de « réfugié » met davantage l’accent sur le pays d’accueil, en tant que « refuge », que sur la personne même, le « réfugié ».
- Des priorités de politique européenne différentes
Selon les participants, ces différences révèlent également des différences de priorités de politique européenne. Depuis 2015, l’Allemagne s’efforce de trouver des solutions communes à la crise des réfugiés. L’activisme allemand a souvent été interprété par d’autres États membres comme une approche unilatérale. Manifestement, cela est surtout dû à la décision du gouvernement fédéral allemand, prise en septembre 2015, de suspendre temporairement les règles de Dublin et d’examiner les demandes d’asile des ressortissants syriens introduites en Allemagne.
Les négociations sur l’accord avec la Turquie ont également été interprétées, au départ, comme une volonté de l’Allemagne de faire cavalier seul.
Pendant ce temps, en France, l’accent a été davantage mis sur le thème de la sécurité, en particulier en raison des attentats terroristes qui ont touché le pays à plusieurs reprises. Ainsi la solidarité européenne en matière de sécurité et de terrorisme est une priorité qui dépasse les questions migratoires. Le rôle actif de la France dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité (notamment pour ce qui est de la lutte militaire contre l’État islamique) a été également considéré, selon les participants français, comme une manière de lutter contre les causes de l’exode.
- Des défis communs
Malgré des priorités différentes, l’Allemagne et la France sont confrontées à au moins deux défis communs. Le premier est l’instrumentalisation politique, au niveau national, de la crise des réfugiés par des eurosceptiques ou europhobes populistes. Le populisme de droite recourt à ce thème, car l’immigration et les frontières touchent respectivement au coeur de l’identité et de la souveraineté. En outre, la pression des formations politiques de droite à la veille des élections de 2017 est considérable aussi bien en France qu’en Allemagne.
Le deuxième défi concerne le fossé qui émerge entre l’Europe de l’Est et l’Europe occidentale sur la question de la politique migratoire européenne. Les pays de Visegrad refusent les mesures contraignantes pour instaurer une solidarité au sein de l’Europe sur la question de la migration. La crise des réfugiés ou migratoire pourrait ainsi diviser durablement l’UE et ses sociétés.
- Surmonter ensemble la tendance à la fragmentation
Les participants se sont accordés à dire que la France et l’Allemagne devaient lutter de manière unie contre ce phénomène de fragmentation. Malgré des perceptions différentes, les deux pays ont déjà mis en place des mesures communes.
Il a ainsi été proposé, dans le cadre du conseil des ministres franco-allemand de 2016, de créer un conseil d’intégration franco-allemand qui doit favoriser l’échange d’expériences. Ce dialogue ne doit pas être uniquement dicté d’en haut. Il devrait s’inspirer de l’expérience de la conférence allemande sur l’islam (Deutsche Islamkonferenz) et impliquer des acteurs de la société civile des deux pays, afin de garantir les échanges transnationaux à plusieurs niveaux. Les hommes politiques devraient ensuite diffuser de façon différenciée les enseignements tirés auprès de leurs opinions publiques respectives et contrecarrer les déformations populistes de manière ciblée.
Dans le même temps, une certaine convergence franco-allemande commence à prendre forme au niveau de la dimension extérieure de la politique migratoire. Les deux pays ont intérêt à mieux contrôler les flux migratoires. Ils se sont donc également mis d’accord sur le renforcement de la protection des frontières européennes concrétisé par la création à l’automne 2016 d’un corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes. L’Allemagne et la France savent toutes deux, par ailleurs, que l’UE devrait mettre davantage en commun leurs ressources et instruments diplomatiques et civils afin de lutter contre les causes de l’exode et de soutenir les pays d’origine et de transit.
Les deux pays pourraient même se rapprocher, à l’avenir, dans le domaine militaire. L’Allemagne est consciente du fait qu’elle doit s’engager davantage pour stabiliser l’arc de crise sur le flanc sud de l’Europe. Le récent débat, au sein du pays, sur sa respon-sabilité internationale indique que cette stabilisation complète à l’avenir pourrait également bénéficier de la contribution militaire de l’Allemagne.
Le thème de la migration occupera une place importante sur l’agenda européen au cours des prochaines années et décennies. Compte tenu de la persistance des conflits, de l’évolution démographique en Afrique, des conséquences du changement clima-tique et des possibilités actuelles dans les domaines de la communication et de la mobilité, l’Europe demeurera l’une des principales terres d’accueil des migrations, qu’elles soient forcées, humanitaires ou encore économiques.
L’Allemagne et la France doivent donc amener l’UE à penser la crise actuelle « hors des sentiers battus ». L’objectif doit être de passer d’une gestion des crises réactive à une approche préventive et volontariste, qui repose sur un ensemble de règles et d’outils européens communs et complets. Si la France et l’Allemagne y parviennent, elles pourront alors aussi ouvrir la voie à une approche paneuropéenne durable.
- L’Union européenne traversant une crise existentielle appelant une mobilisation renforcée des acteurs du débat public en Allemagne et en France, un processus de rencontres de travail appelé « Think Tanks Tandem » a été lancé, réunissant les principaux think tanks allemands et français actifs sur les enjeux européens. Ils utilisent leur capacité d’expertise et leur liberté d’analyse et de ton pour clarifier et dissiper les tensions qui peuvent gripper le bon fonctionnement du moteur « franco-allemand » et contribuer à relancer la construction européenne à l’horizon 2017.